Hello Twitter, je vous propose aujourd'hui de discuter un peu de la nouvelle série de @TroncheBiais et de discuter de la façon de voir les biais cognitifs du point de vue de la science comportementale récente. https://twitter.com/TroncheBiais/status/1334168828960501768
Le thread va être un peu long et sera en deux parties. Dans la première partie, je vais poser le contexte scientifique de la littérature sur les biais cognitifs, et je discuterai ensuite plus en détail de la vidéo proprement dites sur la généralisation abusive.
Pour commencer, le nom de la série (la petite boutique des erreurs) n'est pas neutre, et s'inscris lui-même dans une certaine façon de percevoir les biais cognitifs.
Cette vision, courante dans le milieu zét, correspond à la vision des scientifiques et psychologues des années 70.
Il s'agit de voir l'humain comme fondamentalement "biaisé", soumis à de nombreuses erreurs et égarement pour de nombreuses tâches de raisonnement ou logique simples.
A l'origine de cette vision, les travaux de nombreux psychologues, en particulier le prix Nobel d'économie D. Kahneman.
En voulant vérifier les hypothèses classiques de rationalité de la théorie économique à l'aide d'expériences simples en laboratoire, ils se sont rendu compte que très souvent les individus violent les règles élémentaires de la logique.
De nombreuses expériences vont s'accumuler, formant l'idée que nos cerveaux seraient peu fiables, facilement influençables.
L'explication proposée par les chercheurs dans la suite de Kahneman est simple : notre cerveau utiliserait des raccourcis, appelés heuristiques, pour décider rapidement. Le prix à payer pour cette rapidité et simplicité serait les biais et erreurs systématiques qui en résulte.
Cette vision, encore pas mal répandue en économie comportementale, est largement remise en cause en psychologie depuis une ou deux dizaines d'années, par des chercheurs comme G. Gigerenzer. https://fr.wikipedia.org/wiki/Gerd_Gigerenzer
Gigerenzer critique le terme de "biais" lui-même. Pour qu'un "biais" existe, il faut pouvoir définir le "vrai" comportement, non biaisé, optimal. On est forcément biaisé par rapport à quelque chose.
Or, s’il est facile en laboratoire et dans un cadre probabiliste simple de définir un comportement optimal, cela n'a souvent pas de sens dans la vraie vie.
Dans la vie réelle, nos mécanismes de décisions sont adaptés pour décider en incertitude forte, avec peu de données, et sans savoir ce que serait l'optimal.
Prenez un chef d'entreprise. Comment peut-il savoir quel est le candidat "optimal" à recruter, ou l'investissement "optimal" à faire dans une nouvelle technique ? Sur le plan personnel, peut-on trouver le conjoint "optimal", le travail "optimal", etc ?
Peut-on considérer l'ensemble des possibilités différentes, les évaluer, et choisir le "bon" comportement ?
Transposés dans des contextes simplistes du laboratoire, nos mécanismes de décisions apparaissent facilement "biaisés, car on leur demande de répondre à des problèmes fictifs auquel ils ne sont pas adaptés.
Bref, parler de "boutique des erreurs", de "tronche en biais" et autres termes du genre n'est pas neutre, et traduit une vision simpliste et de plus en plus datée de la cognition humaine.
Cette vision est séduisante, car facile et donnant le bon rôle : le sachant connait les biais, cela lui donnerai des outils simples pour "bien" penser, cela donne souvent des attaques faciles du type "tu tombes dans tel biais" etc.
Mais c'est une vision sans doute fausse et problématique. En l'adoptant, on passe à côté d'une compréhension plus fine et pertinente de la cognition humaine.

Voyons justement un exemple pratique avec la vidéo sur "la génération abusive", dénoncée par la Tronche en Biais.
Pour commencer, parler d'erreur" et de généralisation "abusive" suppose qu'il y aurait une "bonne" généralisation (non abusive), qui ne soit pas une erreur.
La vidéo nous explique qu'il faut connaitre la taille de l'échantillon, et que généraliser à partir d'un petit échantillon serait donc "abusif". Pourtant… la recherche scientifique récente nous dit... le contraire !
Dans la vraie vie nous n'avons souvent pas le temps de collecter un échantillon "représentatif" : soit il n'existe pas, soit cela est trop long/couteux; on nous n'avons pas le temps et devons décider avant.
De plus, l'échantillonnage repose sur une stabilité statistique du phénomène sous-jacent. Or rien ne garanti que cela sera tirs le cas.
Supposons que votre associé ai tjrs été honnête, puis décide de voler dans la caisse: combien de temps devez vous atteindre pour décider que vous avez un échantillon assez "fiable" pour déduire que vous devez vous séparer de lui ?
Bref, l'échantillonnage n'est pas toujours faisable, ni souhaitable. Bien sur dans le cadre d'une démarche scientifique, il est tjrs souhaitable, mais la vie n'est pas un labo scientifique où toutes les décisions sont évaluées avec une procédure statistique.
(Comme le dirait le fondateur de la rationalité limité H. Simon, vous n'arriveriez même pas à planifier un pic-pic en essayant d'adopter des modes de décisions "optimaux" à la vraie vie !)
Pour ces raisons, les humains se reposent souvent sur des petits échantillons, car c'est souvent uniquement ce qui est disponible. Et les recherches récentes montrent que loin d'être une catastrophe, la généralisation à partir de petits échantillon est souvent très efficace !
En effet, l'anecdote sociale permet de crédibiliser l'information: une histoire d'un membre de votre famille sera plus cru que si elle vient d'un inconnu.
Il est raisonnable de considérer que vos cercles proches ont moins de chance de vous mentir et donc de leur accorder plus d'importance. Utiliser des anecdotes est ainsi souvent une méthode efficace pour trier l'information et avoir un jugement plus précis sur un phénomène !
Le chapitre de ce livre regroupe de nombreux modèles et études sur l'efficacité du "social sampling" justement. https://direct.mit.edu/books/book/4521/chapter-abstract/202201/Going-Round-in-Circles-How-Social-Structures-Guide?redirectedFrom=fulltext
Voir l'anecdote comme un truc d'humains irrationnels et biaisés comme dans la vidéo revient à passer complétement à côté du pourquoi elles sont si utilisées en pratique.
Bref, ce genre de vidéos est problématique, car elle véhicule une idée fausse de la cognition humaine et du monde : nous serions biaisés, généralisant à tous va stupidement, loupant la complexité du monde.
Or, c'est bien par ce que le monde est complexe, incertain, changeant, que la généralisation est un mécanisme souvent efficace.
Comprendre cela revient à changer de perspective : cela revient à comprendre pourquoi dans certains cas ces mécanismes fonctionnent moins bien et sont négatifs, plutôt que de les voir comme des mécanismes mauvais en soi et dangereux.
On peut aussi enfin dénoncer la démarche méprisante souvent associée à cette vision des biais cognitifs. Ainsi à 3min23 dans la vidéo, la généralisation abusive n'aurait sa place que dans les "conversations stériles que nous ferions tous mieux d'éviter". Sérieusement ?
Un zététicien comme Mandax éviterai donc toute discussion stérile, et ne parlerai de rien sans avoir un "échantillon représentatif" ?
Pour conclure, ce genre de vidéo en dit plus sur la vision douteuse et simpliste de ses auteurs sur la pensée humaine, que sur le fonctionnement réel et les limites de notre cognition. Dans la tronche, vos biais. ;)
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