Je viens de terminer *Race et sciences sociales* de Stéphane Beaud et Gérard Noiriel.
Deux chercheurs dont les travaux antérieurs ont été importants pour moi (notamment les travaux de Beaud et Pialoux), comme pour beaucoup de collègues.
Premières impressions de lecture :
1/
Ch.1-2-3 (écrits par Noiriel) : ce bloc se présente comme une histoire de la notion de race en France du Code noir jusqu'à 2000 environ.
En fait, c'est surtout une histoire des intellectuel·les et polémistes qui définissent la notion de race au début de la IIIe République.
2/
(ce récit historique est majoritairement centré sur le pôle biologisant à la Broca, Vacher de Lapouge, Gobineau...puis sur le pôle "de gauche" qui a une lecture non biologisante de l'identité raciale).
Période et intellectuels dont Noiriel est incontestablement spécialiste.
3/
Problème: dans cette histoire, aucune place donnée aux penseur·es et militant·es qui considèrent la race non comme une essence, ou une identité, mais comme "régime de pouvoir" (Mazouz).
(pour cette histoire, il faut lire "Les luttes et les rêves" de Michelle Zancarini-Fournel)
4/
Concrètement on a:
- une phrase pour le moins réductrice sur le Code noir qui "ne reposait pas sur une logique raciale, mais religieuse";
- presque rien sur l'esclavage et ses deux abolitions
- rien sur les réflexions des mouvements ouvriers en France vis-à-vis de l'esclavage
5/
Ch. 4-5 (écrits par Beaud et Noiriel) : se présentent comme une histoire de la ressuscitation de la notion de race dans les travaux de sciences sociales en France dans les deux dernières décennies.
6/
Résumons l'argument :
l'insistance sur la race est importée des Etats-Unis par les nouvelles générations de chercheur·es, parce que c'est à la mode de lire ça et ça permet d'empocher de gros financements de l'Agence nationale de la recherche et de l'ERC...
7/
Mais les chercheurs qui importent cette notion "naïvement" (sic) ne se rendent pas compte de la filiation intellectuelle dans laquelle ils s'inscrivent en France
(cf. les trois premiers chapitres).
8/
Hauts lieux de cette pensée qui relégitime la race: "Sciences Po" en entier, "l'INED" en entier.
Contradiction: après avoir mis en accusation ces institutions ultra-prestigieuses, concluent que finalement les tenants de ces thèses sont minoritaires dans le monde universitaire
9/
Il y aurait beaucoup à redire sur ces deux chapitres.
J'en resterai au constat que les auteurs ne citent AUCUN des travaux empiriques de la nouvelle génération pétrie d'intersectionnalité qu'ils prétendent critiquer.
Aucune réf. à la juriste qui a inventé le terme, K.Crenshaw
10/
Cela donne l'impression qu'ils ne les ont pas lus, et qu'ils ne savent pas de quoi ils parlent. Souvent l'impression dans ce livre que les auteurs se sont inventé un ennemi imaginaire: les sociologues qui penseraient que la race est une essence, une identité constitutive.
11/
Ch. 6-7-8 (écrits par Beaud): Re-présentation de travaux (cf. notamment Traîtres à la nation?) qui montrent qu'on peut comprendre les tensions dans le foot français en faisant appel à la classe, la nationalité, la génération, et en montrant que la race est d'abord un préjugé.
12/
Ce sont les pages les + intéressantes car les + empiriques et citant des collègues. Pas complètement convaincu par la démonstration que la question "raciale" dans le foot serait d'abord un scandale monté par Mediapart. Mais au moins, il y a une base empirique pour débattre.
13/
Thème secondaire du livre : les auteurs prétendent que ceci n'est pas un essai, qu'eux font de la vraie science sociale (au singulier), et plaident pour une autonomie intellectuelle vis-à-vis des débats politiques.
14/
(En gros, il ne faut pas intervenir dans les débats politiques au nom de son titre universitaire).
Les chercheur·es sur la race feraient trop de politique.
Beaud et Noiriel en resteraient, eux, à la science.
15/
Ce qui n'empêche les auteurs, dans la conclu comme dans leur article du Monde diplo ("Impasse des politiques identitaires"), de donner des leçons politiques sur la stratégie pour redonner de la vigueur à la gauche (en gros, arrêter de parler de race et préférer la classe)...
16/
Terminent en fixant leurs conditions sur les critiques qu'ils sont prêts à entendre (spoiler : pas beaucoup). Notamment, pas le droit de dire que c'est pas super politiquement opportun de tenir leurs arguments au moment où les Darmanin et al. critiquent les "racialistes" :
17/
"L’argument favori des philosophes marxistes qui n’acceptaient pas la critique était d’affirmer que leurs contradicteurs «faisaient le jeu » du pouvoir ou du grand capital."
Donc si on leur dit ça, on vaut pas mieux qu'un marxiste des années 1970. Fin du débat.
18/
Bref: un essai d'auteurs qui n'ont malheureusement pas lu les "courants" qu'ils critiquent; fondé sur une histoire des penseurs de la race comme notion "identitaire" et essentialiste, qui invisibilise celles qui ont pensé la race comme rapport de domination, régime de pouvoir
19/
Sur ces sujets, il me semble plus intéressant de lire actuellement (en français) :
- Les luttes et les rêves, M. Zancarini-Fournel ( @Ed_LaDecouverte)
- "À l'intersection des dominations",20&21 ( https://www.cairn.info/revue-vingt-et-vingt-et-un-revue-d-histoire-2020-2.htm)
- Race, de Sarah Mazouz ( @anamosa_ed)

FIN
You can follow @PascalMarichal1.
Tip: mention @twtextapp on a Twitter thread with the keyword “unroll” to get a link to it.

Latest Threads Unrolled:

By continuing to use the site, you are consenting to the use of cookies as explained in our Cookie Policy to improve your experience.