Il y a de cela quelques temps, j'avais parlé de faire un thread sur le problème des langues avec deux personnes que je tiens en haute estime et qui sont sur ce réseau. Avant de commencer, je voudrais donc les saluer et les remercier de m'avoir inspiré ce thread.
Dans ce thread, il n’est pas question de faire de la linguistique sur l’origine des langues, mais de mettre en rapport la langue, l’écriture et le social (y compris politique).
Si vous êtes un de ces fans de M. Chomski, passez votre chemin, ici pas de théorie foireuse basée sur une vision libérale de l’humanité. Nous sommes ici entre gens sérieux et pas entre ados agités & esprits formatés aux sciences exactes, la plupart des scientifiques & ingénieurs.
Dans la théorie chomskienne de la langue et du langage, le cerveau serait un organe interne du corps humain et tout se jouerait à l’intérieur de la boite crânienne. C’est une vision qui en plus d’être erronée individualiste, utilitariste et simpliste des hommes.
Les gens sérieux se basent d’avantage sur les recherches du professeur de psychologie d’origine biélorusse, Lev Vygotski. A par ses travaux, celui-ci montré qu’en réalité le cerveau est en permanence en contact avec l’environnement extérieur…
Ainsi, depuis l’enfance, l’environnement façonne le cerveau, son activité cognitive, les perceptions et l’esprit de l’individu. A la naissance, un enfant vie dans un environnement social, culturel, naturel, baigne dans un océan de signes…
C’est-à-dire de symboles et artefacts servant à exprimer le monde et les valeurs de la société. Mais revenons-en aux langues : dans la linguistique américaine, dont Chomski est juste un archétype, les langues sont faites par des locuteurs individuels qui parlent,
Chez Vygotski, les gens baignent dans une langue, notre oreille, notre esprit est façonné par l’environnement linguistique. C’est comme ça que l’on apprend une langue, en l’écoutant autour de nous puis en la parlant.
C’est ainsi qu’une langue ça ne s’apprend pas, ça se pratique. C’est le cas de la majorité des langues dans le monde depuis les temps immémoriaux.
Nous allons parler donc du problème de l’écriture et des langues orales. L’écriture est une invention récente dans l’histoire et le fait de « civilisations ». Mais qu’est-ce qu’une civilisation ?
Plusieurs critères : sédentarisation, urbanisation, concentration d’habitants, travail à temps plein, production et accumulation de surplus, structure sociale hiérarchique, pouvoir d’un palais, constructions monumentaux, commerces avec lointaines contrées,
Techniques de comptabilité et système d’écriture !
Il est donc mal venu de croire que le civilisé représenterait la crème de l’humanité et le barbare l’inférieur et l’obscure. C’est plus une divergence entre dominés qui surproduit en vue de l’impôt & le libre qui ne produit que le suffisant et ne surproduit qu’en vue de banquets.
L’impôt est le pilier de la civilisation, c’est l’impôt qui façonne le système économique, social, la culture qui en découle également et le système de valeur hiérarchique. Et c’est donc de l’impôt que découle l’écriture !
Dans l’histoire, dès les 1er Etats, l’écriture a été un instrument de contrôle administratif : instrument d’abord de comptabilité des récoltes et de la population, il permit de mesurer, classer, archiver et chiffrer.
C’est donc un instrument d’oppression des peuples : pour lever l’impôt, saisir, imposer des taxes foncières, un système de conscription. Derrière chaque système coercitif, il y a de la paperasse.
« Etant donné leur ferme conviction que les documents écrites étaient liés à la source de leur oppression, il n’est pas étonnant que la 1er initiative de nombre de rebellions paysannes ait été d’incendier les archives locales » James C. Scott, Homo Domesticus, p. 157
Entre 3 300 et 2 350, dans certains Etats combattants liés entre eux (comme en Chine), prêtres, fonctionnaires ou chefs ont créés de nouvelles structures de pouvoir autre que la parenté pour contrôler les populations.
C’est donc aussi durant cette période qu’apparait et se développe l’écriture. Et ce système est condamné à toujours se développer avec la croissance de l’Etat.
Ce n’est que 500 ans plus tard que commence à apparaitre une littérature : rédaction de mythes fondateurs, listes, chroniques royales, textes religieux, généalogie royale etc.
Le but d’un système d’écriture est de rendre une société lisible au pouvoir, en dépit des inexactitudes et falsifications.
Exemple chinois : si c’est sous la dynastie Shang (1600-1050 AVJC) que l’on commence à utiliser l’écriture de façon continu au service de l’administration, c’est sous la dynastie Qin (221-206) que le rapport Etat-Ecriture s’et pleinement manifesté !
Pouvoir obsédé par l’ordre (à s’en effondrer), animé par un esprit de système et une volonté de contrôle totale des ressources, l’écriture n’est alors pas un moyen de représenter le langage !
On observe une simplification, graphie plus rectiligne, élimination d’environ ¼ des idéogrammes jugés inutiles, uniformisation des poids et mesures. (et que dire du chinois simplifié qui fait perdre à cette écriture son sens et son intérêt esthétique)
L’écriture est donc un instrument de pouvoir et de contrôle des populations et de la production.
Petit saut dans le temps et l’espace et nous voici à la cour d’Isabelle la Catholique et de Ferdinand II d’Aragon. 2 semaines après le départ de Christophe Colomb pour les Indes via l’ouest, Elio Antonio de Nebrija présente la Gramatica Castellana.
Ivan Illich, certainement le penseur le plus profond du XXeme siècle, raconte dans son livre « le travail fantôme, paru en 1981) cette rencontre.
C’est l’origine de ce que nous appelons « la langue espagnole » et que les espagnols appellent « le Castillan ». A l’époque, l’Espagne était habité par des habitants parlant de nombreux dialectes différents
Nebrija pensait qu’il fallait remédier à ce qu’il pensait être une anomalie. Pour lui, les langues dites vernaculaires (faites par les locuteurs) sont dangereuses pour le royaume, qui doit être unifié par l’imposition d’une « langue véhiculaire » (du pouvoir).
En imposant la langue du pouvoir, l’on débarrassait le pays de l’esprit et des cultures du peuple, jugées superstitieuses et nuisibles pour le pouvoir de leurs majestés. La langue Espagnole était présentée comme une arme de conquête et de domination !
Nebrija a pris une langue populaire « Castillan » qu’il a codifié, contrôlé, domestiqué pour en faire un outil contre les autres langues et pensées libres ou vernaculaires.
Isabelle la catholique, étant surtout une femme de l’ancien monde (médiéval) a été choquée par la proposition de Nebrija et a rejeté sa demande de l’imposer. D’autres plus tard n’auront pas ses scrupules.
En Angleterre, l’on mène une guerre culturelle contre le peuple jugé oisifs et fainéant, et bien entendu « irrationnel » afin de les soumettre à ce qu’on appelle « discipline du travail », c’est-à-dire la soumission à l’ordre et rythme du travail en fabrique.
En France, avec la monté en puissance d’un pouvoir royal centralisé et d’une élite marchande et artisanale des villes (bourgeoisie) à partir du XI-XIIeme siècle, apparaissent de nouvelles structures de pouvoir et de production.
Les institutions d’échange marchand se développent à mesure que la condition des paysans et pauvres (qui ne sont pas miséreux), c’est-à-dire la majorité de la population, se dégrade. Une nouvelle culture d’élite émerge alors !
Avec la monté des idées humanistes, dont l’œuvre et la pensée sont indissociables des intérêts des marchands, se forme un nouveau paradigme, basés sur un rapport quantifiable, abstrait et marchandisable du monde. La science moderne est du reste fille de ce paradigme.
Les lettrés humanistes, avec les prêtres de la contre-réforme et les officiers du nouvel Etat centralisé, condamnent la prétendue brutalité, ignorance, fermeture, obscurité des mœurs du peuple et de la culture populaire
Appelant à employer des mesures les plus coercitives pour policer ses mœurs et le rendre le plus docile possible. Il s’agit de créer un homme nouveau adapté aux nouvelles structures du pouvoir et de la société, rééduqué, conforme et dépendant !
Cela ne se fait pas en douceur mais avec une violence aussi sévère que dures ont été les résistances. A ce vide culturel (pas tout à fait vide, les cultures populaires ont trouvés des poches ou se cacher, nous verrons cela plus tard) est venu s’installer un « divertissement ».
Cette histoire nous permet de modérer la portée historique de la révolution française, que beaucoup souhaiteraient grande ou importante. Elle ne fut en fait qu’une remise à jour d’un régime coercitif, hiérarchique et centralisé.
Pour preuve la guerre aux cultures populaires et les langues dites « patois » déclaré le par l’abbé Grégoire dans son « Rapport sur la Nécessité et les Moyens d'anéantir les Patois et d'universaliser l'Usage de la Langue française »
Il parle donc d’éradiquer les langues régionales jugées obscurantistes et « superstitieuses » pour imposer la « langue de la liberté », c’est-à-dire « la langue française ». C’est une guerre au long court qui est déclaré ici.
Si au départ, l’académie française était un regroupement de lettrés qui construisaient la langue du royaume (l’Etat), depuis qu’il est si important que tous les sujets parlent français et que la scolarité est obligatoire (au détriment de l’apprentissage)
Cette institution est devenue un regroupement de techniciens du langage qui façonnent la façon dont le sujet doit s’exprimer, via l’apprentissage d’un technicien de la formation.
Hors, comme le dit le grand écrivain algérien « Kateb Yacine », « une langue a besoin d’être violée pour vivre », parce que c’est ainsi qu’elle exprime le génie propre du peuple.
C’est ainsi qu’en Kabylie et d’autres contrées de l’Afrique du nord de langue orale, des grands-mères parlent et racontent leurs vies ou la vie de leur village en vers.
alors que leurs petits enfants francophones ou arabisants formés dans le système scolaire, seront bien incapable de faire même une métaphore en dépit de leur arrogance!
La langue anglaise n’est pas en reste. Par ex : en Amérique, vers 1885, il fut mené une politique de déculturation des enfants autochtones, retirés de leurs familles, christianisés et scolarisés pour les besoin de la civilisation industrielle.
Bien entendu, dire un mot en langue vernaculaire était passible de châtiments corporels.
Idem au Japon ou à partir de 1879 fut mené par le pouvoir Meiji une politique de « une nation, un peuple, une langue » ou en URSS contre les langues baltes en 1939 (qui ont réussi à survivre).
la langue exprime l’influence qu'elle a sur l’esprit de son locuteur : par exemple, les locuteurs de langue anglaise sont façonnés par une langue officielle d’un système politique hiérarchique et très coercitif.
De tels pouvoirs sont basés une vision exclusive et excluante de la société. Domestiqués par son instruction, sa formation et son mode de pensé, cette logique s’exprime dans la langue de ses locuteurs et rare sont les penseurs asses puissant pour la domestiquer !
Dans le monde ou vivent des peuples sans Etats (contre l’Etat disait Pierre Clastres), l’on trouve une tout autre logique. Ex de la Zambie ou dans une salle de classe, les enfants parlent 7 langues différentes sans qu’apparaisse la moindre animosité entre eux !
L’Espagne de Franco et la République de Chine (ROC à Taiwan) de Jiang Jieshi (Chang Kaï-chek) ont mené ce genre de politique de guerre contre le vernaculaire sur l’ile de Taiwan ou l’ont trouvé pas moins de 5 langues sur un territoire d’à peine 36 000km²
En Algérie et en Afrique du nord, fut menée une politique d’arabisation par le pouvoir en place, contre la langue de l’ancien colon (français) mais d’abord les langues vernaculaires autochtones, berbères et darijas (appelé improprement « arabe dialectal ».
Le mastermind de cette politique fut Taleb Ibrahimi. Ministre de l’éducation et idéologue qui avait pour objectif avoué d’arrivé à une situation ou parents et enfants ne pourraient plus se comprendre quand ils se parlent.
Pour anecdote, une prof de fac dont j’ai suivi quelques cours, Béatrice Giblin disait que cette politique était justifiée, en dépit des contradictions d’étudiants algériens. Il est vrai que le pouvoir algérien se vêtis des habits du gauchisme…
Et madame Giblin semble prête à revoter Mitterand à chaque élection jusqu'à aujourd'hui.
Pour remonter à l’origine idéologie d’une telle entreprise, il faut remonter à ce qu’un autre de mes anciens prof, Gabriel Martinez Gros appel « l’idéologie Omeyade ».
En quête de légitimité après la chute de la dynastie Omeyade de Damas, les Omeyades de Cordoue devaient se construire un mythe afin de justifier sa position dominante et sa légitimité au sein d’un monde où ils peuvent être balayés en un rien de temps.
Les lettrés andalous allaient alors fabriquer un mythe à cette fragile dynastie sur la base d’une légitimité historique, via la généalogie et le récit des compagnons du prophète dont les ancêtres auraient été des compagnons, le récit de héros des futuhates (conquêtes)…
Dans cette historiographie, les khalifes ne sauraient être autre chose que qoraïchites (tribu d’origine du prophète dont sont issus les omeyades), dans une tradition plus bédouine que religieuse (mais qu’est-ce la religion si ce n’est la création d’un pouvoir ?)
A partir de cette période, la langue arabe devenait instrument de légitimité politique pour des Etats nouveaux et gouvernements en quêtes de légitimité historique.
Se pose ensuite la question du monolinguisme et du multilinguisme. Alors que les européens le plus instruits, scolarisés et soumis à une instruction standardisée, ne parleront au mieux que 3 langues maximum, dont une mal,
Dans les petites sociétés sans Etats, comme par exemple en nouvelle Guinée, l’on y parle ou comprend aisément 5 à 8 langues (langues de familles et structures linguistiques très différentes et non dialectes d’une même famille).
La raison est que villages et tribus sans Etats entretiennent entre eux des relations denses, mariages, échanges, compétitions, les enfants se rencontrent et jouent ensemble, leur apprentissage s’apprend dans la vie et les parler devient une seconde nature !
Petit exemple personnel : ma mère parle le Kabyle (qui impressionne toujours ses interlocuteurs), le français comme une française (elle corrige les fautes des journalistes à la tv ou de certains de mes profs à l’époque) et la darija algéroise.
Et elle comprend Tachawit (langue des Aures), qui appartient à la même famille que le Kabyle. Mon frère a passé ses premières années trilingues.
Hélas, 95% de ces langues sont menacés et le monolinguisme national et globalisé : la civilisation industrielle menace !
En 1970, Jonathan Pool, professeur de science politique américain a étudier les conséquences des politiques de développement sur les diversités linguistiques dans les pays qui depuis le 29 janvier 1949 sont considérés comme « sous-développés ».
C’est durant son discours d’investiture qu’Harry Truman lance pour la 1er fois dans l’histoire de l’humanité l’idée qu’il existerait des pays développés & d’autres sous-développés, dans une vision déterministe de l’histoire sont considérés par ses théoriciens comme « en retard ».
Effectivement, si les langues structurent nos sociétés et rapports au monde, elles sont aussi façonné dans un rapport non pas symbiotique, mais dialectique par celles-ci.
La langue dominante, équipé en plus de forces militaires et administratives, de moyens de coercition, est alors équipé des moyens de production dont elle a le monopole après confiscation des moyens de subsistances.
(par exemple, Marx a écrit un excellent texte sur « les voleurs de bois » dans la gazette rhénane en 1842 : https://www.marxists.org/francais/marx/works/1842/11/vol_de_bois.htm)
A noter que sur la question des cultures populaires rurales et des sociétés de petites tailles, le jeune Marx n’était pas le plus sagace des hommes, il s’améliorait en vieillissant, en découvrant les narodnikis russes, mais trop tard.
Pour revenir aux langues, Friedrich Engels dans son reportage « La situation de la classe laborieuse en Angleterre » en 1845, ici : https://www.marxists.org/francais/engels/works/1845/03/fe_18450315.htm
Installé dans la misère, les populations sont condamnées à s’infliger l’exil dans les villes et le travail abêtissant dans les complexes industriels et les chances d’« ascenseur social » passent par l’adoption de la langue dominante qui finit par disparaitre en 2 générations.
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