En défense de la "cancel culture".

(titre putassier, c'est pour que vous restiez)
La "cancel culture", dont on nous dit à quel point elle est une métamorphose contemporaine et récente du fascisme et de l'intolérance, à quel point elle est symptomatique du retour de la morale moralisante et hargneuse, à quel point elle est contraire à l'état de droit,
combien elle avalise les punitions hors tribunal, comment elle est en fait une version nouvelle de la culpabilité inexpiable, le nom du meurtre social sans rémission, bref cette "cancel culture" là, c'est juste ce qui a toujours existé et qu'on appelle les sanctions sociales.
Mais comme la Modernité ne connaît que deux instanciations de l'existence, l'individu et le droit, et rien entre les deux, ben elle trouve ça absolument insupportable, choquant. Pensez-vous, que la société décide elle même à qui va son mépris?
Les groupes sociaux, religieux ou culturels, ont TOUJOURS fait usage (conscient ou inconscient) de ces sanctions sociales pour punir, écarter ou dissuader ceux qui enfreignent ses règles et ses tabous.
Le droit, s'il a bien un rôle, est d'encadrer et de limiter ces pratiques sociales dans la limite de l'acceptable. Ainsi dans un état de droit, on ne peut pas tuer quelqu'un parce qu'il enfreint les règles, les normes ou les tabous du groupe, et c'est tant mieux!
Les crimes d'honneur, les vengeances cruelles, les atteintes physiques, les agressions les harcèlements, sont interdits. Et là encore, merci et heureusement.
Par contre, le mépris, le rejet, le silence, tout ceci n'est pas encadré par la loi et est, je le soutiens, la réponse normale des groupes pour se protéger ou punir symboliquement des attitudes qu'ils considèrent comme antisociales, dangereuses, immorales.
Le "tout droit" qui est le pendant du "tout individu" part du principe que la punition judiciaire est la seule qui soit admissible, juste, valide. Et je suis d'accord pour la protection des droits de la défense, du corps de l'accusé.
Quand à son honneur, son respect ou que sais-je, c'est bien autre chose. L'absence de plainte ou de condamnation ne force pas la société, cet espace fait de gens, d'intéractions de valeurs, de réactions, de système de protection à donner son respect, de son attention ni
de ses tribunes à ceux qu'elle juge indigne.

Je crois que le discours de la "foule" procède de la même logique moderne ultra-individualiste: toute réaction de groupe ne saurait-être que celle d'une foule aveugle, violente, moutonnière, dangereuse.
Or, je dis que si c'est parfois le cas, ce n'est pas toujours ni même nécessairement le cas. Et que parfois, la réaction du groupe peut aussi être saine. Il faut faire marcher son jugement, et aussi s'aider des sciences sociales, de la psychologie évolutionniste etc.
Je parle de ça en ayant moi même été "victime" dans ma jeunesse d'une forme d'exclusion et de rejet que j'avais très mal vécu et qui m'a fait beaucoup de mal, mais qu'avec le recul, je comprends.
J'ai grandi dans une école ultra-orthodoxe, et j'ai subi moqueries, vexations, mises à l'écart très injustes. Mais je comprends aujourd'hui qu'il s'agissait pour le groupe de se protéger. Parce que j'étais une gamine qui mettait l'autorité au défi, qui mettait en danger l'unité
du groupe avec sa philosophie et sa littérature, qu'en bref, il fallait, pour le groupe, rendre le choix que j'avais fait coûteux, histoire que d'autres ne s'en inspirent pas trop.
Là encore, je ne dis pas que c'est bien ou mal, j'essaie de décrire, et de dire que ce sont des mécanismes assez stables de toute société, la nôtre n'y faisant pas exception.
Les mécanismes qui touchent à la fama, l'honneur, la personnalité sociale, peuvent évidemment être utilisés de façon cynique par des groupes d'influence pour imposer leur agenda, et ils doivent être critiqués pour cela, et d'autres, comme c'est le cas, doivent se lever contre.
Je dis juste que parler de la cancel culture comme d'un truc super nouveau et très inquiétant alors que c'est vieux comme le monde et que ça a son utilité évolutionniste, c'est un peu mal taillé.
C'est d'ailleurs pour cela, que dans les productions de la culture moderne, nous nous identifiions toujours avec l'individu et jamais avec le groupe qui exclut ou punit symboliquement.
Notre héros, c'est le libre penseur, c'est celui qui est en rupture. Entre Spinoza et les rabbins qui ont prononcé son excommunication, franchement, qui peut se dire du côté des rabbins, obscurantistes, religieux, et pas du côté du philosophe?
Quand on regarde Unorthodox, tout le monde s'identifie à la femme qui cherche sa liberté individuelle et son destin, et tous méprisent le groupe des hassidim. La modernité adore les histoires de transfuges de classe et de religion et méprise les groupes dont ils viennent.
Le groupe est ce qui est aliénant, qui empêche de penser en rond, de tourner en rond, de trouver son moi intérieur. On ne sait plus penser ni comprendre des phénomènes comme ceux de l'excommunication. Toute exclusion nous fait horreur.
Ce qui semble être par contre nouveau, c'est effectivement le caractère inexpiable: internet qui n'oublie rien. Dans le judaïsme, l'excommunication est conditionnelle et peut être temporaire. La faute peut-être rachetée par un repentir.
Mais ce caractère inexpiable me semble en fait être un argument théorique qu'on trouve sous la plume de gens qui s'opposent à ladite cancel culture plus qu'une description de la réalité.
des infâmes reviennent en état de grâce assez vite après avoir bassiné vingt entretiens quatre livres pour dire à quel point ils sont rejetés.
La seule véritable objection, est celle de l'echelle. L'echelle du groupe n'est pas l'echelle de la planète. Et les nouvelles technologies leur immédiateté leur caractère réticulaire augmente de façon exponentielle la rapidité et l'amplitude de la réponse.
Mais là aussi, internet gonfle vite et se dégonfle tout aussi vite. Donc je finis sur une invitation à discuter, à débattre à donner des arguments. Je ne suis vraiment pas fermée sur cette question.
Si ca se trouve, dans une heure, je serais convaincue qu'en fait la cancel culture c'est effectivement le mal absolu. Donc merci de votre lecture et discuss:
Ah oui, et je trouve que vouloir ôter aux militants en faveur d'une révolution morale sur les questions des violences sexuelles, de l'inceste ou de l'exploitation des femmes ces armes non létales que sont le mépris, la critique publique, le silence, le rire et la moquerie,
C'est mal connaître le fonctionnement des révolutions morales. Comme l'a, à mon avis, très bien montré Kwame Anthony Appiah dans les cas de la fin de l'esclavage, du duel et des pieds bandés en Chine l'honneur est un facteur central pour opérer des changements de paradigmes.
Beaucoup plus que le droit, qui vient souvent a posteriori (et c'est la doctorante en droit talmudique qui le dit).
Donc liberté d'expression oui, si elle est aussi liberté de ne plus accorder d'attention, de ne plus écouter ou lire, de se moquer ou de mépriser tel ou tel.
ce thread part dans tous les sens
PS: et je m'arrête sinon va falloir chercher un éditeur pour le thread, je ne parle pas dans ce thread des phénomènes de montées en épingle qui commencent à la marge "ah elle a mégenré X" et qui finissent par "burn the witch", qui eux, sont bien des phénomènes quasi sacrificiels
PS2 (du coup, si vous avez un éditeur): un autre point important est que la description du phénomène de la sanction sociale est indifférente aux valeurs ou au type de groupe. Elle existe partout.Mais bizarrement, on a tendance à ne la voir que lorsqu'elle est faite par les autres
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