1. [Thread du vendredi]
Petite mère

La première fois qu'elle est entrée dans mon bureau, elle avait juste 16 ans, un look gothique et un gros malabar dans la bouche.
Je lui ai tendu 1 mouchoir et lui ai demandé de cracher son chewing gum.
Elle a bien sûr craché à côté

2.
En fait, elle m'a plu dès le début.
Elle jouait les gros durs pour cacher ses faiblesses.
Elle n'avait pas eu de chance dans la vie.
Une mère sous tutelle*
Un père au abonné absent
Un grand frère délinquant
Et placée de foyer en foyer depuis sa tendre enfance

3.
(* Je dis tutelle pour que tout le monde comprenne.
En vrai la tutelle pour adulte n'existe plus depuis 2013. On parle de curatelle de portée générale.
En résumé, sa mère n'avait plus aucun droit parental sur elle de par la loi. Parenthèse juridique suisse fermée)

4.
Donc elle rentre dans mon bureau ma petite gothique avec son ventre plus gros qu'elle
Ah Je ne l'avais pas précisé mais elle était enceinte jusqu'au fond des yeux, + large que haute
Elle et moi, on devait discuter du bébé, du père du bébé, de tutelle et du lieu de vie du bébé

5.
Tous les professionnels avaient mis les signaux au rouge
Un qi limite
Un casier de délinquance mineure
Un irrespect des règles du foyer
L'incapacité à s'occuper d'elle-même
Aucune formation
Aucun soutien familial
Il fallait placer ce bébé à la seconde où il respirerait

6.
"Si vous m'enlevez mon bébé, je me suicide. Je dirais rien de plus"
Pas de bonjour, pas de présentation, elle m'a sorti ça tout de go, a croisé les bras et baissé les yeux.
Je me rappelle avoir poussé un long soupir et lui avoir demandé de me regarder quand je lui parle

7.
Je lui ai expliqué ce que les professionnels pensaient et proposaient
Je lui ai expliqué qu'étant mineure quand son enfant naitra, il aura 1 tutelle
Et je lui ai demandé son avis.
Son regard surpris à mi chemin entre la biche aux abois et le mari trompé qui surprend sa femme:

8.
"J'ai le droit de dire ce que je pense ?? Vraiment ?"
Suspicieuse au début, elle m'a finalement parlé.
Du papa du bébé d'abord. Son ex petit copain du même âge qui l'a quitté pour sa meilleure amie, enfin son ex BFF.
"Une vraie salope, elle a toujours été jalouse"

9.
De son envie d'avoir ce bébé pour avoir une famille. Une vraie. Une à elle. Ce qu'elle n'a jamais eu dans sa vie.
Sa peur primaire que son bébé vive le même parcours chaotique qu'elle, allant de foyer en foyer.
La conscience qu'elle n'est pas intelligente mais pleine d'amour

10.
Alors je lui ai proposé un deal.
Elle va dans un foyer spécialisé mère-enfant, elle peut garder son bébé avec elle mais elle doit strictement respecter les règles là bas parce qu'ils ne sont pas chaud chaud pour la prendre.
Elle promet du bout des lèvres mais c'est un début

11.
Le temps passe
C'est le jour de l'accouchement
Ça se passe mal
C'est long
C'est douloureux
Ma petite gothique pète un câble
Le personnel hospitalier n'en peut plus, a peur, veut que je place cet enfant à la seconde où il respirera tout seul.
Ma réponse est claire : Non.

12.
Les premiers jours
Les premières semaines
Les premiers mois
au foyer sont un enfer
Chaque jour un téléphone, un email, un courrier du foyer pour que je le sorte de là et que je place le bébé en pouponière.
Ma réponse est claire : Non.

13.
Entendez moi bien
Je sais écouter les avis des professionnels mais
Je ne sais pas
Je le sens au fond de mes tripes
Je le souhaite peut-être en vrai
Je veux mon happy end
Je lutte
Je veux que ma petite gothique montre ses qualités
Elle aime sa fille
Profondément
Simplement

14.
Je fais des audiences de recadrages
Je participe à des réseaux de professionnels; jusqu'à 13 adultes toutes professions confondues réunient 2 heures pour discuter de cette gamine qui a eu un bébé
Ce dossier me fatigue
Me bouffe un temps
Cette impression de me noyer parfois

15.
Je tiens par une seule chose
Dans 20ans, quand ce bébé devenue adulte viendra consulter son dossier, je veux qu'elle voie que j'ai tout essayé
Quoiqu'il se soit passé, je refuse que son histoire ne s'écrive qu'en 1seule décision motivée par le fait que sa maman est différente

16.
Puis, petit à petit la situation se décante
Ma petite gothique s'est elle améliorée ? Même pas
Ce sont les adultes autour d'elle qui commencent à comprendre qu'on ne peut pas exiger beaucoup
Un bas seuil se met en place et est respecté
Ce bébé est aimé que demander de plus?

17.
Le temps passe
Elle est adulte desormais
Elle a les droits parentaux sur sa fille
Elle veut son intimité
Elle veut son indépendance
Elle est à nouveau amoureuse
"Un gars bien, un type réglo" me dit elle
Elle veut vivre avec lui
Elle veut que je les laisse tranquille

18.
Et commence une longue phase de test
Des journées entières hors du foyer
Puis avec les nuits
Puis plusieurs jours d'affilés
Ce n'est pas parfait
Mais quelle maman fait toujours des sorties parfaites ?
Qui n'a jamais oublié le doudou, ou changer la couche un peu tard ou, ou...

19.
Finalement ce placement devient néfaste pour la mère et la fille
De nouvelles tensions apparaissent
J'ai 1 décision à prendre
Et je la prends parce que c'est mon rôle, ma responsabilité.
Quoiqu'il arrive ça sera ma decision
Je passe des journées à relire le dossier et puis

20.
Je la lâche
Elle part vivre avec son nouveau mec
Ailleurs
Ce n'est plus ma juridiction
J'abandonne le dossier à regret et le transfert à un collègue lointain
2 ans après, je reçois un faire-part
Elle a eu un petit garçon et c'est le bonheur
La petite famille parfaite rêvée

21.
Je souris
Fière
J'avais raison
Je l'ai eu mon happy end
Et puis.. des années après
Il y a eu cette lettre au courrier l'autre jour
J'aurais reconnu son écriture entre 1000
À la fois enfantine et pleine de douleur
Un appel à l'aide
Elle avait perdu la garde de ses deux enfants

22.
Son "gars réglo" ne l'était pas
Il l'avait trompée avec sa meilleure amie (bis repetita)
Il avait utilisé son histoire passée, sa vie d'enfant placée, son intellect limité pour obtenir la garde
Elle me demandait de reprendre le dossier car moi je la comprenais
Y avait son tél

23.
Alors j'ai pris mon téléphone
Je l'ai appelée
Je lui ai expliqué que je ne pouvais pas reprendre le dossier
Je lui ai conseillé de consulter un avocat
Elle a pleuré beaucoup
"Vous savez à quel point j'aime mes enfants"
J'ai simplement quittancé

24.
Je ne pouvais pas juger la situation, je ne la connaissais plus depuis longtemps.
Puis j'ai raccroché
J'ai poussé un long soupire
Et j'ai cessé de sourire
Je n'ai pas eu mon happy end
Je ne l'aurai jamais
Et puis j'ai pris un autre dossier sur la pile
[\\Thread du vendredi]