"Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas." Vous connaissez l’incipit célèbre de "l’Etranger" de Camus ? Mais saviez-vous que les grands noms de la critique (Sartre, Balibar, Barthes) se sont écharpés sur l’interprétation de ce style ? Petit fil

A avoir en tête: comme le dit le critique G.Philippe, le style de "l'Etranger" n'est pas le style de Camus. C'est un style très différent par exemple de "Noces" avec des phrases comme "L'odeur volumineuse des plantes aromatiques racle la gorge et suffoque dans la chaleur énorme"!
Camus avait écrit une première version de "l'Etranger"(2) : "La Mort heureuse" (1) avec un style très différent.
On peut comparer des passages : "(...) Emmanuel et Mersault qui riaient à perdre haleine, dans un vertige de tout le sang" (1) "Emmanuel riait à perdre haleine" (2)
On peut comparer des passages : "(...) Emmanuel et Mersault qui riaient à perdre haleine, dans un vertige de tout le sang" (1) "Emmanuel riait à perdre haleine" (2)
Alors, comment comprendre ce style si particulier de "l'Etranger"?
1) Première critique (celle de Ch. Bruneau) : y voir une sorte de style classique remodernisé. C'est un peu un poncif qui ressort à différents époques pour différents écrivains, pas très intéressant.
1) Première critique (celle de Ch. Bruneau) : y voir une sorte de style classique remodernisé. C'est un peu un poncif qui ressort à différents époques pour différents écrivains, pas très intéressant.
2) Deuxième critique: celle de "Sartre" (dans "Situations I") qui voit le style de « l’Etranger » comme une esthétique de l’absurde et relève selon lui deux éléments formels primordiaux : les phrases et le passé composé.
Analyse sartrienne des phrases de Camus: "Toutes les phrases de son livre sont équivalentes, comme sont équivalentes toutes les expériences de l’homme absurde; chacune se pose pour elle-même et rejette les autres dans le néant; (...) aucune ne se détache sur le fond des autres. "
Sartre analyse la faible présence des dialogues dans l'Etranger : "Le dialogue, en effet, c’est le moment de l’explication, de la signification; lui donner une place privilégiée, ce serait admettre que les significations existent. M.Camus le rabote, le résume (...)"
Sartre analyse également le célèbre passé composé de l'Etranger, très présent dans l'oeuvre.
On peut citer ces phrases des premières pages de "l'Etranger": J’ai pris l’autobus à deux heures. Il faisait très chaud. J’ai mangé au restaurant, chez Céleste, comme d’habitude."
On peut citer ces phrases des premières pages de "l'Etranger": J’ai pris l’autobus à deux heures. Il faisait très chaud. J’ai mangé au restaurant, chez Céleste, comme d’habitude."
Sartre voit dans ce passé composé une esthétique de l'absurde. Selon lui, le verbe c'est "l’acte, sa transcendance", or le passé composé : "dissimule la verbalité du verbe; le verbe est rompu, brisé en deux". La phrase ne se jette plus "comme un pont entre le passé et l’avenir"
Sartre n'y va pas à moitié dans son analyse du passé composé camusien: "le verbe est rompu, brisé en deux: d’un côté nous trouvons un participe passé qui a perdu toute transcendance, inerte comme une chose, de l’autre le verbe «être» qui n’a que le sens d’une copule"
3) troisième critique: celle de la linguiste Renée Balibar, qui descend Sartre, qui le trouve ridicule à chercher tout l'être de Camus dans un passé composé et lui reproche d'avoir une analyse "idéaliste" (dans les milieux marxistes friendly de l'époque c'est une grosse insulte)
Renée Balibar a fait une analyse du "passé composé fictif" de Camus (article en ligne : https://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1972_num_7_3_1966) Selon elles les deux phrase qui encadrent le roman « Aujourd'hui, maman est morte » et «j'ai pensé à maman» son des phrases qui déforment le "français élémentaire"

Pour Balibar, le travail de la fiction "condense des allusions à des pratiques scolaires". Par ex, le début de "l'Etranger" pourrait se lire comme des réalisations d'exercices ! "J'ai pris l'autobus à deux heures. Il faisait très chaud. J'ai mangé au restaurant, comme d'habitude"
Le "naturel bizarre" du style de l'Etranger viendrait donc de cette condensation de phrases qui ressemblent à des exercices scolaires! Un exercice de type, "complétez ces phrases" ("J'ai pris..." "J'ai mangé"... ) ou "conjuguez au passé composé "Je (prendre) l'autobus".
Balibar lit la fameuse phrase de l'incipit comme un exercice scolaire raté, qui ne suit pas la rédaction chronologique classique « Hier-Passé composé + Aujourd'hui-Présent + Demain-Futur » !
Relisons cette phrase: "Aujourd'hui maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas"
Relisons cette phrase: "Aujourd'hui maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas"
Balibar: "si elle était réalisée dans un exercice de français élémentaire, la construction « Aujourd'hui, maman est... (complétez par un mot du Vocabulaire)... morte » serait une faute de vocabulaire notée zéro, et une infraction à la morale qui entraînerait un discours éducatif"
Il y aurait dans cette première phrase une faute de conjugaison (on attendrait un passé composé de type "maman est sortie") et une faute morale. La faute, l'erreur, la confusion est là dès les premiers mots : "je ne sais pas".
Balibart conclut : "La faute fictive est tendancieuse, fictivement subversive dans le système moral qu'elle exhibe" (et vanne Sartre au passage et les grands auteurs/ critiques qui croient leur goût indépendant des normes inculquées à l'école).
(après on pourrait lier ça à plein de choses, à l'immaturité affective du narrateur, à sa froideur, à son détachement, écrire un événement censé être tragique comme une rédaction, mais ce n'est pas ce que fait Balibar, elle, elle étudie le rapport aux normes scolaires).
Après, on peut toujours s'en tirer avec les analyses et la formules à la Barthes: « Cette parole transparente, inaugurée par l’Etranger de Camus, accomplit un style de l’absence, qui est presque une absence de style ». « un nouveau style, style du silence et silence du style ».
Des pistes pour continuer/déplacer le débat!
- La traduction : j'adore cet article sur le casse-tête de la traduction anglaise même si le débat porte plus sur "maman": "mommy"? "mother"? https://www.newyorker.com/books/page-turner/lost-in-translation-what-the-first-line-of-the-stranger-should-be
- La traduction : j'adore cet article sur le casse-tête de la traduction anglaise même si le débat porte plus sur "maman": "mommy"? "mother"? https://www.newyorker.com/books/page-turner/lost-in-translation-what-the-first-line-of-the-stranger-should-be
Sur la question des styles de Camus, le chapitre "l'équilibre de l'évidence et du lyrisme" du très bon livre de G. Philippe "Le rêve du style parfait" aux PUF
Les analyses de Balibar peuvent sembler outrées. Mais on a trop l'habitude d'une analyse idéaliste et individualiste du style, on oublie que les styles se forgent toujours par rapport à des modèles, et nos premiers modèles souvent les modèles scolaires. Des réfs actuelles.
Des analyses, dans une perspective sociale/historique, des formations de style par rapport aux normes scolaires :
L’Écrivain et son école ; Je t’aime moi non plus, Hermann, 2017 (dir. M. Jey, P. Bruley et E. Kaës). Le projet est expliqué en détails ici : http://obvil.sorbonne-universite.site/projets/lecrivain-linstitution-scolaire-et-la-litterature-lecrivain-face-aux-modeles-scolaires-1840
L’Écrivain et son école ; Je t’aime moi non plus, Hermann, 2017 (dir. M. Jey, P. Bruley et E. Kaës). Le projet est expliqué en détails ici : http://obvil.sorbonne-universite.site/projets/lecrivain-linstitution-scolaire-et-la-litterature-lecrivain-face-aux-modeles-scolaires-1840
Dans la même perspective, M. Jey, E. Kaës et A. Didier vont sortir "La Part scolaire de l'écrivain" qui revient sur l'opposition trop tranchée entre écrits scolaires/ écrits d'écrivain (encore une fois, la question des modèles scolaires par rapport auxquels on écrit) @EditionsCG
Une autre analyse par la réécriture: "Meursault, contre-enquête" de Kamel Daoud qui commence par ces mots "Aujourd’hui, M’ma est encore vivante." Le narrateur et le point de vue changent ; c'est le frère de "l'Arabe", qui n'avait pas de nom, pas d'histoire dans Camus.
"Mersault contre-enquête" est un contre-récit, une prise de parole qui entend répondre à un silence, celui du nom, de l'histoire, de la mort de Moussa : "Les gens en parlent encore, mais n’évoquent qu’un seul mort – sans honte vois-tu, alors qu’il y en avait deux, de morts".
Cette réécriture est aussi une autre réflexion sur la langue de "l'Etranger", celle du colon, sur sa force aliénante, sur les possibilités de sa réappropriation "Une langue se boit et se parle,et un jour elle vous possède; elle prend l'habitude de saisir les choses à votre place"
"[La langue] s'empare de la bouche comme le fait le couple dans le baiser vorace" (Kamel Daoud "Mersault, contre-enquête")