20 ans que j'enseigne.
Ça fait beaucoup d'élèves croisés.
Je pense souvent à certains d'entre eux.
Je pense à Sarah, qui a découvert le bonheur de lire.
Je pense à Axel, toujours recroquevillé sur lui-même, qui aimait les mots longs et compliqués.
Je pense à Mansour, myope comme une taupe, qui, en voyage scolaire, a fait tomber ses lunettes dans le Rhin.
Je pense à Inès, dont les grands frères étaient proxénètes.
Je pense à Keedjan, envoyé un an "au pays", et qui est revenu hagard, après avoir été enfant soldat.
Je pense à Mounir, si lent qu'il passait une heure à découper la feuille distribuée en début de séance
Je pense à Fatou, ma "Championne", qui m'a tant fait rire et qui doit continuer à inonder le monde de ses gaffes. Tu me manques !
Je pense à Jonathan, qui mangeait littéralement ses baskets en cours.
Je pense à la joie de Cindy, élève très faible qui, à force de travail, a décroché les félicitations du conseil de classe.
Je pense à Lina, féministe engagée dès la 6e.
Future avocate.
Je pense à Nadia qui, à 10 ans, a croisé la route d'un violeur en série.
Je pense à Younès, qui a chanté devant la classe une page de l'Odyssée, s'accompagnant d'un xylophone Fischer Price.
Je pense à Tiguidanke, qui a vu un jour que je n'allais pas bien...
Je pense à Merveille. Quand j'ai fait l'appel pour la première fois, je pensais découvrir une petite fille. Et c'est un grand gaillard qui a hurlé "présent !"
Je pense à Fabrice, en état de choc : son père venait d'abattre sa mère d'un coup de pistolet.
Je pense à Émile, qui se donnait beaucoup de mal pour me faire rire, et me faire oublier son niveau en français.
Avec succès.
Je pense à Bintou, dont la mère disait qu'elle était possédée par le démon.
Je pense à Ganda, qui dormait en classe parce que la nuit les souris faisaient trop de bruit.
Je pense à N., violée par un autre élève dans les toilettes du collège.
Je pense à Ouassila, qui rêvait de faire des études et voyager, et dont j'ai appris qu'elle était mariée et cantonnée à son rôle de mère au foyer.
Je pense à Sofiane, petit poète, passionné d'alexandrins.
Je pense à S., qui un jour a essayé de m'étrangler.
Je pense à Khadidja, incroyable de droiture et de rigueur, qui vient de finir ses études de médecine.
Je pense à G., tué par balles lors d'un règlement de comptes.
Je pense à Salim, aux yeux écarquillés quand il s'est levé en classe et a crié : "J'AI COMPRIS !"
Je pense à Manuel, qui offrait à toutes ses professeures des coffrets Dior ou Chanel provenant visiblement des puces.
Je pense à Samuel, qui ne quittait jamais la salle sans dire merci.
Je pense à Samir, et à sa grosse ride sur le front quand il lisait une consigne.
Je pense à Djiguy, qui m'avait un jour confié un objet précieux : son protège-dents de boxe.
Je pense à Yacine, qui m'a ruinée en paquets de mouchoirs tellement il reniflait.
Je pense à Salimata, qui un jour m'a offert des babouches en résille, taille 42.
Je fais du 37.
Je pense à Baba, qui m'a permis de sortir ma pire intervention en conseil de classe.
- Baba coule.
Je pense à Bintou, qui avait dit au principal qu'il avait "une petite moustache de merde".
(et c'était vrai)
Je pense à Dario qui, avant un séjour scolaire, m'a demandé :
- Ça ferme à quelle heure, la mer ?
Je pense à Cidjy, que j'ai poursuivi en courant dans les couloirs sur 2 étages.
Pour me vautrer en fin de poursuite.
Entorse.
Je pense à Lina, racisée, en larmes :
- Mais pourquoi on me demande toujours d'où je viens ? Moi je suis d'ici, je suis née à l'hôpital Bichat, à Paris.
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