Vous avez peur que Noël soit annulé ? L'écriture inclusive vous met en sueur ? Vous avez été proprement scandalisé quand on vous a annoncé que le prochain James Bond était une femme ?

Il est temps qu'on parle des guerres culturelles, notre meilleure importation américaine.
Flash back. Nous sommes en 1968. Le conservatisme dans les grandes démocraties occidentales se porte... relativement mal. Aux Etats-Unis, le Maccarthysme a été mis en échec. A la période d'extrême conformisme qu'a été l'immédiat après-guerre, les années 1960 ont commencé à
opposer une critique plurielle, sous la forme de mouvements sociaux faisant la jonction entre critique des inégalités économiques et des discriminations sociales (la Marche de Washington menée par Martin Luther King se plaçait par exemple sous le sceau de la revendication
"Jobs and Freedom", les emplois et la liberté), et du développement de propositions culturelles "alternatives" qui s'incarnent dans ce que l'on finira par appeler "la contre-culture".
Face au mouvement des droits civiques, le mouvement conservateur s'est trouvé un porte-parole en 64 via la candidature de Barry Goldwater, un ami de MacCarthy et opposant farouche au Civil Rights Act, la loi anti-ségrégation obtenue de dure lutte par les militants.
Goldwater avait ce qu'on peut appeler une intuition : il fallait repeindre la réaction anti-droits civiques, anti-syndicale, et anti-communiste en discours positif. Il faisait notamment le pari qu'il était possible sur ces points de s'allier avec les dirigeants de la machine
politique Démocrate au Sud-Est du pays, très favorables à la ségrégation moyennant des mesure sociales pour les travailleurs blancs. Il est soutenu dans cette stratégie par un type dont on reparlera plus tard : le journaliste Pat Buchanan.
Cette campagne de Goldwater visant à réaffirmer un conservatisme extrême et à convertir des gens favorables au racisme et à des mesures sociales à ne garder que la première partie a été... disons... mitigée, en termes de résultats immédiats.
Mais sur ce sujet la droite réactionnaire qui commence à se réorganiser dans les années 60 joue sur le temps long, notamment en investissant le terrain de ce qu'on appelle la métapolitique, l'idée qu'il faut influencer la politique par le culturel. https://twitter.com/pandovstrochnis/status/1172788688977375232
Cette dynamique va se renforcer avec la présidence Nixon, qui voit la confirmation d'un truc : avec la mondialisation, la crise pétrolière, la stagflation et globalement la fin des "30 Glorieuses", il devient impossible d'à la fois garantir les rendements du capital et des
avancées sur le plan matériel pour les gens. Leur vendre "Le progrès mais pas la pagaille", comme disait De Gaulle, devient plus difficile. Nixon avait pas de réponse à ça, objectivement il allait vous foutre dans la merde.

Mais il pouvait au moins flatter votre identité.
En se basant sur l'expérience d'un récent gouverneur californien, Ronald Reagan, la stratégie de Nixon consistait à déplacer le débat politique vers l'identité et surtout l'outrage moral : votre vie sera pas mieux avec moi, disait-il, mais vous aurez un ordre social conservateur.
Il s'agissait donc de réécrire le clivage politique non plus en termes d'intérêts, mais de morale : il y avait les gentils, du côté de Richard Nixon, et les méchants, du côté d'un "autre" un peu flou mais représentant les minorités qui avaient critiqué l'ordre social précédent,
et à travers eux les mouvements allant en faveur d'une meilleure répartition des richesses. Et une des personnes influençant cette stratégie, forgeant notamment l'idée d'une "Majorité silencieuse" d'autant plus facile à mobiliser qu'elle est silencieuse, se retrouve Pat Buchanan.
Une partie de cette stratégie s'appuie sur la logique de la "Stratégie du Sud" : comment faire accepter un retour à un ordre social qui a été dénoncé notamment pour son racisme ? Ce n'est plus possible à l'époque de juste dire qu'on veut s'en prendre aux Noirs, par exemple, comme
le faisaient très explicitement les membres du KKK qui soutenaient la candidature de Goldwater. La solution trouvée est de mettre en place une politique du "sifflet à chiens". Comme l'outil du même nom, un bon "dogwhistle" ne doit sonner aux oreilles que de ceux qu'il vise.
Par exemple, s'il n'est plus possible pour un conservateur d'être pour le Maccarthysme, il est en revanche possible de décrire la domination idéologique de la gauche à l'université comme de la censure, et de se présenter comme "pro-liberté d'expression". https://twitter.com/pandovstrochnis/status/1308688154040373248
Par autre exemple, s'il n'est plus possible pour un conservateur de se dire ouvertement raciste, il est possible de se dire favorable à la liberté d'envoyer ses enfants à l'école de son choix dans un cadre où les politiques de zonage ont été utilisées pour déségréguer les écoles.
Reagan avait par exemple fait l'expérience de ça en Californie en dénonçant l'"assistanat", son discours prenant place dans un univers médiatique qui avait instillé l'idée que les "assistés" c'était des Noirs dans des centres urbains dégradés.
Comme le dit le stratégiste conservateur Lee Atwater dans une interview en off en 81 : "Vous pouvez plus dire 'N*', en 68, vous êtes battu. Donc vous parlez de trucs comme le bussing (les fameux zonages scolaires) forcé, les droits des Etats, etc. Votre discours devient plus
abstrait et maintenant vous ne parlez que de trucs économiques (...) dont l'effet accidentel est que les Noirs souffrent davantage que les Blancs.(...) C'est abstrait, c'est codé, mais vous vous occupez quand même du problème racial, d'une autre façon".
On a très bien su faire ça en France aussi, passant du très explicite "bruit et l'odeur" de Jacques Chirac aux discours plus abstraits de Nicolas Sarkozy quand il parle de "la racaille", des "trafiquants" et des "assistés". C'est la même logique.
Retour aux Etats-Unis. Pendant à peu près 20 ans le Parti Républicain se réoriente sur ce type d'enjeux, avec Buchanan et petit à petit d'autres figures médiatiques comme l'animateur de radio Rush Limbaugh, pour devenir en gros un parti des sensibilités personnelles blessées.
Le problème c'est qu'autant quand vous êtes minoritaire dire que vous allez retourner au bon vieux temps c'est possible, mais quand vous êtes non seulement au pouvoir, mais qu'en plus la stratégie de la gauche est en gros de faire complètement taire la critique sociale et de se
mettre, comme le font les Démocrates des années 90, à se réapproprier vos politiques libérales-autoritaires (comme le fait en 1994 un certain Joe Biden qui porte un projet de loi sur la sécurité rentrant parfaitement dans ces clous), vous faites quoi ?

Ben vous appelez Buchanan.
En 1990 le sociologue états-unien James D Hunter publie "Culture Wars", un essai dont la thèse est qu'à cause de ces 25 ans de politique des sensibilités blessées, la position d'un individu sur un des sujets sociaux et culturels permet de prédire sa position sur les autres.
Cette thèse a ses mérites et ses démérites, mais elle plaît beaucoup à Buchanan : candidat malheureux à l'investiture Républicaine en 1992, il prononce toutefois un discours marquant selon lequel "une grande guerre culturelle" flotte sur les Etats-Unis.
Cette formulation permet de faire 2 choses : parler à un électorat désormais crucial pour la droite états-unienne, les chrétiens évangélistes, en voie de politisation depuis Reagan, dans un langage moraliste et binaire qui leur parle ; unir les sensibilités blessées en un front.
L'autre avantage c'est que même une fois les manettes du pouvoir fermement entre les mains de la droite, ce cadrage continue de leur permettre de se présenter comme la minorité, de maintenir leur électorat dans un sentiment perpétuel de victimisation et d'outrage.
Il y a toujours un sujet à agiter, tout est le signe d'un renouveau du conflit, surtout face à un Parti Démocrate qui, comme il a globalement abandonné les mouvements sociaux, ne se distingue que par une politique du petit geste à l'égard des minorités.
Les animateurs de talk-shows comme Limbaugh vont agiter cette "guerre" pendant la période, mais c'est à Fox News qu'elle trouve son meilleur accueil. Un bon exemple d'outrage récurrent : la guerre contre Noël.
Il s'agit essentiellement d'une théorie du complot selon laquelle des communistes alliés avec des grandes entreprises chercheraient à mener la guerre culturelle en rognant petit à petit sur la symbolique de Noël pour déconfessionnaliser le pays et abattre le christianisme.
Ca a l'air absurde, mais si les gens à qui vous voulez parler sont globalement des gens de classe moyenne qui ne fréquentent pas les fameux "progressistes" et tiennent beaucoup à la religion (comme l'électorat Républicain) ça marche en fait.
D'autant que les guerres culturelles fournissent des heures et des heures de débat polarisant aux chaînes d'info en continu, pour lesquelles le scandale est important car il permet de maintenir les audiences.
Elles permettent enfin de donner dans un contexte de déclin de la qualité de vie et de stagnation des salaires réels l'impression d'un contrôle sur un ennemi d'autant plus facile à vaincre qu'il est essentiellement imaginaire.
C'est sensiblement cette thèse que la Nouvelle Droite française, puis la droite dans son ensemble sous la montée de Nicolas Sarkozy, a appris à utiliser : pour vous faire voter pour un parti qui va objectivement desservir vos intérêts, rien de mieux que de vous convaincre que le
sujet est tout autre, dans le torrent de faits divers censés révéler une réalité sous-jacente de déclin civilisationnel. Durant sa montée au pouvoir, Sarkozy réussit très bien à agiter ces faits divers, particulièrement autour des mouvements sociaux notamment dans les quartiers
populaires français, aidé en cela par une presse qui n'est pas encore marquée par l'info en continu mais commence sérieusement à être marquée par ses codes. La conséquence politique la plus concrète de ça est peut-être l'organisation du fameux "grand débat sur l'identité" de 2009
où dans un contexte de crise économique mondiale, le gouvernement français a dépensé des ressources considérables à orienter la discussion vers des questions d'identité et la dénonciation des minorités (une dynamique qu'on retrouve 10 ans plus tard en réaction aux Gilets Jaunes).
Exactement comme avec les Dixiecrats, l'un des effets de cette ambiance est d'obtenir l'allégeance progressive d'une partie de la "gauche", qui n'a jamais avalé la pilule de l'idée que le camp des travailleurs ça vaut pour tous les travailleurs. https://twitter.com/pandovstrochnis/status/1300022802876162048
Tout cela concourt à l'éviction, bien sûr, de la thématique de la classe, puisque la question des intérêts matériels qui la sous-tendait est remplacée par une esthétique, un appel au terroir, accompagnant objectivement le fait de pourrir les travailleurs. https://twitter.com/pandovstrochnis/status/1301120924486434816
Et c'est comme ça que vous convainquez des élitistes de gauche de devenir des soutiens acharnés de la droite libérale et autoritaire, en gros.
tl;dr : les guerres culturelles sont l'outil que la droite américaine a trouvé pour maintenir son électorat dans un état d'outrage victimaire permanent et c'est ça, bien plus que "le politiquement correct", que la politique française a importé de ce pays.
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