1/Les gens qui travaillent ont tous émis de vives réserves sur le haut niveau décisionnaire de combattants non-étatiques en Syrie et de cadres subalternes en Irak sur les feux d'appui aérien tactique. Mais alors, fallait-il envoyer nos forces terrestres libérer Mossoul ou Raqqa ?

2/ Quand les Yézidis se sont trouvés encerclés par l'EI sur le mont Sinjar, menacés d'extermination, quand les combattants kurdes se sont trouvés acculés dans Kobané par les combattants à l'étendard noir, tout ce que la France comptait d'intellectuels de gauche appelait à agir.

3/ Mais agir comment ? Quand les dilettantes voient un drame en direct, leur reviennent à l'esprit les images aseptisées de la guerre du Golfe, en 1991, quand des bâtiments et véhicules tout en pixels volaient en éclats dans de petits écrans TV en N&B. Des frappes, des frappes !

4/ Dans l'inconscient collectif des grandes puissances occidentales, les frappes aériennes, les "airstrikes", la "précision chirurgicale", voilà ce qu'il nous faut quand de vilains barbares viennent égorger la veuve et l'orphelin sur nos écrans, qui plus est à l'heure du dîner !

5/ Je ne vais pas réécrire ici ce que j'ai déjà exprimé il y a cinq ans sur le fantasme de la frappe aérienne et de la précision chirurgicale. Je vous le ressers réchauffé car contrairement à beaucoup, je ne change pas d'avis comme de chemise. http://kurultay.fr/blog/?p=350 

6/ Tout cela pour dire que cet EI qui massacrait en masse les Yézidis et vendait leurs filles et leurs femmes sur des marchés aux esclaves sexuelles, on n'allait pas le sortir de là en se contentant de jeter des bombes guidées sur le premier pickup armé qui passait.

7/ Pour sortir l'EI de là, il fallait des p'tits gars sur le terrain. Comme les miliciens kurdes à Kobané. Ceux-là ont commencé à reprendre l'initiative quand l'appui aérien occidental s'est mis en branle à leur profit. Mais comment ça marche, cet appui aérien ?

8/ Trivialement, des types en train de se faire copieusement tirer dessus communiquent comme ils peuvent avec l'équipage d'un chasseur occidental pour que celui-ci acquière la bonne cible et la démolisse. Le risque étant concret de viser des alliés et de les tuer avec précision.

9/ Le risque étant également concret de manquer la cible ennemie et d'être en partie responsable du massacre des types avec qui on converse par radio, entendant leurs cris, leur souffle court et le bruit apocalyptique des combats.

10/ Quand, du haut de votre humanisme à bon marché, vous avez exigé des frappes contre l'EI, c'est ça que vous avez voulu. Vous aviez raison de le vouloir. Mais vous aviez tort d'ignorer de quoi vous parliez avec tant de véhémence ! https://twitter.com/JM_Lafon/status/1328322284336128001?s=20

11/ Alors les jihadistes, vous savez, ils ne sont pas plus idiots que vous et moi. Battus dans une Kobané vidée de sa population, laminés par les effets combinés de l'aviation et de l'action au sol des miliciens kurdes, ils ont compris quoi changer dans leur mode opératoire.

12/ La défaite de Kobané rappelait aux jihadistes celle de Falloujah en 2004. Désormais, il fallait que les villes restent habitées, et que les habitants restent au plus près des combattants pendant les offensives adverses. C'est ce qui s'est produit à Mossoul et Raqqa.

13/ Dans un tissu urbain extrêmement dense, l'aviateur converse avec un combattant terrestre cloué au sol par le feu d'un ennemi retranché parmi des centaines de civils. Un QG lointain supervise, écoute, pèse le pour et le contre.

14/ Le but est la reconquête de cette ville. L'ennemi peut y subsister des mois, avec les civils qui crèvent de faim, de soif, bientôt d'épidémies, car le réseau sanitaire a été une des premières victimes des combats, et les morts pourrissent dans les zones battues par les feux..

15/ Alors ce chef de section irakien qui se fait allumer par une mitrailleuse légère dont l'utilisateur change régulièrement de fenêtre pour ajuster les rafales, on fait quoi pour lui ? Il y a peut-être des dizaines de civils dans les caves de l'immeuble en ruines d'où ça tire.

16/ On peut faire décrocher cette section, car peut-être il y a des civils dans l'immeuble qui sert de nid à mitrailleuses. On expliquera aux gars que les deux camarades tués pendant l'approche de l'objectif, et les deux autres pendant le décrochage, c'est les risques du métier.

17/ Mais il va falloir y revenir de toute façon un jour. Alors le feu vert est donné, l'équipage du chasseur calcule au mieux son angle d'approche pour que ça ne tape pas court, pour que ça ne bousille pas la section si le guidage foire, et il tape cette foutue mitrailleuse.

18/ Quand il voit l'objectif voler en éclats dans son écran multifonctions, l'équipage soulagé entend les "Allahu Akbar" des gars de la section alliée au sol, délivrés du fléau : le jihadiste à la mitrailleuse n'est plus qu'une statistique. Les 80 civils dans les caves aussi...

19/ Quand vous assistiez, tout perturbés et tout nerveux, devant vos postes de TV, à l'extermination des Yézidis, et que vous avez exigé des frappes aériennes, c'est ça que vous avez exigé ! https://twitter.com/JM_Lafon/status/1328327274022793216?s=20

20/ Oh, je vous vois venir, les intellectuels mal gauchis. Vous allez me dire que tout ça ne serait pas arrivé, que l'EI ne serait pas né, sans "nos guerres" à nous les méchants occidentaux. Et c'est là qu'en plus de nous prendre pour des imbéciles, vous ne vous respectez pas.

21/ Ce qui a crevé l'abcès d'où sont sortis les fondateurs de l'EI, c'est l'intervention occidentale en Afghanistan après les attentats du 11 septembre 2001. C'est là qu'Abu-Moussab al-Zarqaoui est passé de l'Afghanistan à l'Iran puis en Irak (en 2002, AVANT l'invasion US).

22/ Mais vous croyez que je vous ai oubliés ? J'étais là, avant le 11-Septembre, quand vous étiez tous occupés à fustiger l'indécision de l'occident quand les taliban afghans lapidaient des femmes, dynamitaient les bouddhas de Bamyan ("oh mon Dieu quelle horreur") !

23/ Alors puisqu'il y a des historiens parmi vous, qu'ils se penchent sur l'histoire du discours des intellectuels progressistes français dans les médias face aux méfaits de l'extrémisme religieux en Afghanistan. Ça leur fera prendre un peu l'air.

24/ Et je vous vois venir (bis). Vous allez dire que tout ça est la faute des occidentaux qui auraient nourri tout ce petit monde intégriste pour enquiquiner les Soviétiques venus apporter en Afghanistan la paix et le progrès social.

25/ Vous allez même me montrer des photos de jeunes femmes en minijupe à Kaboul au début des années 1970. Mais vous ne me me montrerez pas de photos de la même époque des femmes de Kandahar, Spin Boldak, Mazar-e-Sharif, ni des quartiers périphériques de Kaboul, ni des campagnes.

26/ Vous n'allez surtout pas interroger la façon dont certains pays se sont soulagés de leurs extrémistes à la faveur du conflit afghan. Car vous êtes aussi essentialistes que les essentialistes que vous condamnez. Votre truc, c'est la culpabilité occidentale universelle.

27/ Alors oui, il y a des problèmes. On n'a pas de stratégie au Sahel. On en a une mauvaise au Moyen-Orient. Dans le bassin méditerranéen, dont nous sommes riverains, c'est pareil. Et quand on a affaire à du matériau humain instable, les fautes ont des conséquences terribles.

28/ Pour autant, pointer les dégâts induits par nos actions et en faire la cause directe du terrorisme que nous subissons, c'est une faute morale, méthodologique, et pour certains d'entre vous, professionnelle.

29/ C'est l'argument des terroristes : nous ferions la guerre aux musulmans, et eux riposteraient. Je les connais, ils n'auront pas la politesse de vous remercier. Pourtant, ils pourraient. Tout comme ils pourraient remercier Ségolène Royal mécontente des caricatures de Charlie.

30/30 Puissiez-vous un jour faire un vrai travail incluant le prix qu'aurait eue notre inaction. La genèse des mouvements jihadistes. L'histoire de leur adoption du terrorisme global. Un arbre des causes exhaustif des attentats islamistes antérieurs au 9-11. Puis vous relire...

*eu*, bon sang...