“Cancel culture” : un retour ‘sommaire’ sur la vidéo d'Astronogeek, qui, échouant d'emblée à bien définir son sujet, mélange un peu n'importe quoi, et y ajoute en plus des jugements, des a priori, déconnectés de la réalité.





Note : Je travaille à la rédaction d'un ou plusieurs article(s) plus approfondis sur le sujet.
Ce thread présente quelques éléments majeurs issus d'un mois de travail (recherche, lectures, synthèse), mais tout sera plus développé et sourcé plus tard.
Ce thread présente quelques éléments majeurs issus d'un mois de travail (recherche, lectures, synthèse), mais tout sera plus développé et sourcé plus tard.
La première question qu'il convient de se poser pour sérieusement parler d'un fait social comme “la cancel culture”, c'est définir de quoi on parle, quelles sont les limites du concept, et idéalement essayer de dégager quelles caractéristiques sont pertinentes.
Évidemment, le terme existe déjà, donc plutôt que de le redéfinir ex nihilo, il est question d'abord de chercher à voir comment il est utilisé. Or on se rend alors très vite compte qu'il existe plusieurs usages, plusieurs sens, plus ou moins distincts.
Ce que “cancel culture” désigne varie selon les cas, en termes de personnes pouvant en être victime, de contexte, d'accent sur les intentions vs sur les effets, de pratiques/effets concernées (dog piling ? boycott ? tentative de deplatforming ?), de raisons (propos, date)…
Par exemple, certains distinguent “cancel” et “call-out” : “cancel” impliquerait nécessairement des pratiques de boycott (donc une certaine position de la cible). D'autres incluent toute pratique de condamnation populaire (pouvant concerner n'importe qui). https://www.newstatesman.com/science-tech/2020/07/cancel-culture-does-not-exist
Certains aussi disent “cancel culture” tout en se focalisant sur des pratique internes à des milieux progressistes : ce qui est mis en avant est alors l'exclusion de ces milieux, via des dynamiques internes à ces milieux.
Et c'est le cas de ContraPoints dans une vidéo qu'AG cite.
Et c'est le cas de ContraPoints dans une vidéo qu'AG cite.
La ‘contagion’ dont elle parle nécessite une réflexion partagée sur la problématique des soutiens apparents. La ‘souffrance’ qu'elle met en avant repose avant tout sur une exclusion de ses propres milieux, supposant le partage des valeurs en jeu.
Si d'autres éléments pourraient être transposés, tout reprendre (sur la base de l'emploi du même terme “cancel culture”) comme si ça concernait des cas comme AG ou JK Rowling n'est pas valable : leurs audimats et milieux ne mettent pas en jeu les mêmes valeurs et problématiques.
Sans ce contexte nécessaire, au contraire, se placer en victime voire guerrier contre la “bien-pensance” peut servir. C'est d'ailleurs courant dans l'“Intellectual Dark Web” et chez les commentateurs politiques de l'alt-right.
Sur Twitter, c'est un gain d'abonnés pour AG…
Sur Twitter, c'est un gain d'abonnés pour AG…
Mais à part ça, de quelle “cancel culture” parle AG ? Malheureusement, il ne donne aucune définition claire du concept. On peut néanmoins dégager deux caractéristiques :
• Une “folie des foules” / mob mentality (il parle de “foule qui veut du sang”),
• De gauche (“les SJW”).
• Une “folie des foules” / mob mentality (il parle de “foule qui veut du sang”),
• De gauche (“les SJW”).
Cette caractérisation floue et ultra-large est fréquente dans les discours se plaignant de “la cancel culture” : elle permet de tout mélanger, des cas les plus choquants aux accumulations de critiques et demandes de condamnations…
Et c'est exactement ce qu'Astronogeek fait en invoquant les cas de Just*ne S*cco et Jonah Lehrer mis en avant par Jon Ronson dans une conf TED. Sauf que voilà, Jon Ronson, lui, ne dis jamais “cancel culture”. Ni dans sa conf ni dans son livre “So You've Been Publicly Shamed”.
Pour cause, il y parle d'humiliation publique, d'indignation virale, et ces phénomènes ne sont pas particulièrement le fait de prétendus progressistes, de “SJW” : ils existent des deux côtés ainsi que hors du spectre politique.
Le cas de Jonah Lehrer invoqué par AG est hors spectre politique : il a plagié, inventé des citations, modifié des faits pour mieux servir ses récits, menti sur ces sujets… écrivant ainsi 2 best-sellers, moult articles, en donnant des speech à 10K$+. https://reason.com/2012/09/20/welcome-to-the-golden-age-of-fact-checki/
Par ailleurs, en symétrie du cas de Just*ne S*cco présenté par AG, l'ouvrage de Jon Ronson présente aussi le cas de L*ndsey St*ne, s'étant prise en 2012 une shitstorm similaire plutôt “de droite” pour cette photo.
(Renvoi du job idéal, 1 an de dépression, …)
[TW sur les images]
(Renvoi du job idéal, 1 an de dépression, …)
[TW sur les images]
Même si l'on limite “cancel culture” à des pratiques conscientes et explicites de boycott de personnalités, voire aux cas où c'est efficace, on trouve des exemples à droite, comme avec les Dixie Chicks ayant critiqué Bush sur la guerre en Iraq en 2003 :
https://en.wikipedia.org/wiki/Dixie_Chicks_controversy
https://en.wikipedia.org/wiki/Dixie_Chicks_controversy
Tout cela illustre une réalité inévitable si l'on recherche une définition opérationnelle de “cancel culture” : c'est dans la pratique un terme fourre-tout imposant une couleur politique à des dynamiques sociales courantes, et surtout qui fondamentalement n'en ont pas.
Par ailleurs, le flou dans ce qu'est “la cancel culture” permet de mettre dans le même panier des pratiques extrêmement variées, et d'ainsi disqualifier des critiques en leur attribuant une étiquette infamante d'excès ou abus justifiée via d'autres cas.
https://gen.medium.com/cancel-culture-is-how-the-powerful-play-victim-e840fa55ad49
https://gen.medium.com/cancel-culture-is-how-the-powerful-play-victim-e840fa55ad49
Notez d'ailleurs ContraPoints souligne cette réalité dans le vidéo même servant de source à AG.
Jon Ronson avait d'ailleurs aussi souligné le caractère inopérant car excessivement fourre tout de “cancel culture” quelques jours avant la publication de la vidéo d'AG.
Jon Ronson avait d'ailleurs aussi souligné le caractère inopérant car excessivement fourre tout de “cancel culture” quelques jours avant la publication de la vidéo d'AG.
Cet aspect de “cancel culture” comme fourre-tout disqualifiant, superficiel et caricatural, on ne le retrouve d'ailleurs dans la vidéo d'AG pas que dans la mention d'exemples pour le moins discutables, mais dans sa caricature des “SJW” et des jugements prétendument manichéens.
AG insiste tout de même sur le fait que le monde n'est pas tout blanc ou noir, qu'on peut être gay et raciste, etc. comme si “les SJW” n'en avait pas conscience… dans une vidéo où il évoque le cas d'un trans jugé transphobe, sans qu'il comprenne comment.

(Ce qui est reproché à Buck Angel, ce sont des positions transmédicalistes considérant qu'un·e “vrai·e” trans doit vouloir changer son corps, et rejetant les non binaires. C'est positions “invalident” de fait des transidentités. On parle de truscum. Le monde est pas N&B.)
AG exprime ainsi une vision extrêmement caricaturale. La vision des “cancelleurs” est présentée comme un manichéisme absolu alors qu'elle n'est même pas comprise… et AG prétend néanmoins parler de leurs motivations, à grand renfort de préjugés et de psychologie de comptoir.
À ce sujet, AG explique et répète qu'il s'agit d'une “foule qui veut du sang”. Il s'agirait pour “les cancelleurs” de déverser “leur haine”. Au même titre, d'ailleurs, que les racistes et autres qui, AG nous explique, emploieraient la race comme prétexte pour rediriger sa rage.
Précisons rapidement que cette vision du préjugé, traité comme conscient et limite psychopathologique, a plus d'un demi-siècle de retard sur la recherche en sociologie et psychologie sociale, qui avance biais inconscients, mécanismes cognitifs… https://spssi.onlinelibrary.wiley.com/doi/pdf/10.1111/0022-4537.00244
Et sur les cancelleurs alors ? Eh bien les explications d'Astronogeek ne reposent sur absolument rien. Ou peut-être sur quelques phrases de la conférence de Jon Ronson, qui elles-mêmes ne reposent sur rien et sont en fait largement remises en cause dans son livre.
Effectivement, comme l'évoque AG (sur la base de la conf' TED de Jon Ronson), le journaliste à l'origine du shitstorm contre Just*ne S*cco évoquait un côté jouissif sur lequel Jon Ronson se concentre. Mais son propos mettait en fait en jeu des raisons explicitement militantes :
Et si effectivement à ce stade de l'ouvrage, Jon Ronson balaye cet aspect au profit d'un amour du drama et d'une éventuelle “folie des foules”, ces explications sont finalement rejetées au profit d'une plus simple : ces gens font ça parce qu'ils pensent bien faire.
Côté psychologie sociale et ses études de l'indignation morale, de la condamnation sociale, ou même du bouche à oreille, pas de gros soutien non plus aux explications d'AG.
J'ai croisé une seule étude évoquant un défoulement de l'anxiété, et elle concernait le trolling.
J'ai croisé une seule étude évoquant un défoulement de l'anxiété, et elle concernait le trolling.
Les études sur la condamnation d'autrui mettent souvent en avant la monstration de valeur (vertue signaling), mais elle est loin d'expliquer tout. La condamnation sert la société, et sa pratique même paraît bien relever aussi en partie d'un acte altruiste, en ce sens.
Sachant comme “vertue signaling” est employé pour délégitimer les critiques progressistes, soulignons le tout de suite : en plus de ne pas tout expliquer, ça se trouve à droite comme à gauche, et est aussi compatible avec des comportements de sceptiques. https://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371/journal.pone.0223749
Ayant remarqué que séparer “cancel culture” comme un truc “de gauche” n'est pas pertinent, il convient aussi de remarquer que ces indignations virales relèvent en fait de vieilles dynamiques sociales favorisées et transformées par les réseaux sociaux. https://www.nature.com/articles/s41562-017-0213-3/
Favorisées pas parce que Twitter transformerait les internautes en gens haineux hein, mais notamment parce qu'il ôte les barrières pratiques de la condamnation : il ôte les contraintes de temps et d'espace, et participer à une critique jugée juste prend quelques secondes.
Et y a le feedback positif qu'implique la viralité : l'accumulation de critiques créent de la visibilité, ce qui implique que plus de monde voit et participe.
En plus, l'émotionnel se partage bien. Négatif moins que positif, mais ça génère plus de débat. https://www.pnas.org/content/114/28/7313
En plus, l'émotionnel se partage bien. Négatif moins que positif, mais ça génère plus de débat. https://www.pnas.org/content/114/28/7313
Par ailleurs, comme le souligne Crockett (2017), le design des réseaux sociaux favoriserait même la publication chez des internautes par conditionnement via une boucle S-R-O (Stimulus-Response-Outcome) et le plaisir de voir ses posts likés ou partagés. https://www.frontiersin.org/articles/10.3389/fnhum.2013.00439/full
Bref. J'approfondirai plus cette littérature dans un article.
Plus généralement, quand on regarde au-delà de l'individu, l'indignation morale (moral outrage) est plutôt traitée et comprise comme un mécanisme de maintien ou de redéfinition des normes sociales.
Plus généralement, quand on regarde au-delà de l'individu, l'indignation morale (moral outrage) est plutôt traitée et comprise comme un mécanisme de maintien ou de redéfinition des normes sociales.
En ce sens, il est intéressant de remarquer que l'accumulation des messages de condamnation tend certes à favoriser une sympathie (empathique) envers la cible, mais ce tout en renforçant les normes morales et donc la condamnation. https://doi.org/10.1177/1948550619853595
Au final, ces gens agissent parce qu'ils pensent que c'est juste, poussés en plus par une gamme complexe de facteurs. C'est autrement plus subtile qu'une “foule qui veut du sang”.
Ce genre de caricature délégitime régulièrement les mouvements populaire. https://daily.jstor.org/cancel-culture-is-chaotic-good/
Ce genre de caricature délégitime régulièrement les mouvements populaire. https://daily.jstor.org/cancel-culture-is-chaotic-good/
Il y a bien plus à dire et à analyser sur “la cancel culture”, sur comment elle est présentée, sur le contexte est utilisé, ce qu'il sert, qui il sert, etc… Mais pour l'instant, on va s'arrêter là et garder ça pour l'article.