(1/n) De la relance au creusement du déficit structurel : petit thread sur la dangereuse métamorphose du « quoi qu’il en coûte présidentiel »… et l’ampleur de l’effort de redressement des comptes publics que cela pourrait impliquer en sortie de crise.
Le Président a annoncé cette semaine un plan de relance massif visant à aider notre économie à redémarrer.
La plupart des économistes saluent l’initiative car malgré les mesures de soutien déjà prises, 60 % des pertes liées à la crise restent au bilan des entreprises et des ménages. Dès lors, la chute de la demande privée risque de s'auto-entretenir sans soutien public supplémentaire.
Mais de la @Courdescomptes au @CAEinfo en passant par la @banquedefrance, tout le monde insiste en revanche pour que ce plan de relance ne comporte que des mesures temporaires et réversibles.
Pourquoi ? Pour ne pas peser sur ce qu’on appelle le « déficit structurel », qui correspond au niveau du déficit corrigé de l’effet de la conjoncture et des mesures exceptionnelles et temporaires. ( @fipeco pour en savoir plus : https://www.fipeco.fr/fiche/Le-solde-structurel)
C’est une recommandation traditionnelle des économistes concernant les plans de relance, qui doivent être timely, targeted et... temporary (on appelle ça la « règle des 3T »). En pratique, c’est malheureusement rarement le cas, comme le montre par exemple cette étude.
Pour la France, se limiter à des mesures temporaires est d’autant plus nécessaire que notre pays figurait avant la crise parmi ceux qui présentaient le déficit structurel le plus élevé. La Commission européenne l’estimait à 2,5 % du PIB, le Gouvernement à 2,2 % du PIB.
En apparence, le Gouvernement semble avoir respecté les préconisations des économistes. Si le déficit effectif devrait passer de 3 % du PIB en 2019 à 11,4 % du PIB en 2020, le déficit structurel devrait pour sa part stagner à 2,2 % du PIB.
Pourquoi ? Parce que la totalité du plan de soutien initial, dont le coût budgétaire s’élève pour l'instant à 57 Md€, est composé selon le Gouvernement de « mesures ponctuelles et temporaires » (cf. tableau précédent), qui ne sont pas comptabilisés dans le déficit structurel.
Mais malheureusement, les dernières annonces me semblent témoigner en la matière d’un changement de cap assez manifeste.
Entre le financement de la réforme du grand âge (2,3 Md€/an pour l’instant), le Ségur de la Santé (8,1 Md€/an) et surtout l’annonce d’une baisse massive des impôts de production (10 Md€/an), le Gouvernement a déjà creusé le déficit structurel de près d’un point de PIB.
C’est précisément ce que craignait le Gouverneur de la @banquedefrance, qui avait proposé quelques jours plus tôt une « garantie de stabilité fiscale », en considérant que la France n’a pas les moyens de financer de nouvelles baisses d’impôts en plus de celles déjà engagées.
D’ailleurs, il restera sur 2021-2023 les « queues de comètes » des baisses d’impôts qui étaient déjà programmées avant la crise sanitaire. Il y en a principalement deux.
La taxe d’habitation, d’abord. Comme le Premier ministre vient de confirmer que le calendrier initial de sa suppression pour les 20 % les plus aisés serait finalement maintenu, cela va creuser le déficit structurel de 8Md€ supplémentaires.
Il faut ajouter à cela la poursuite de la baisse de l’impôt sur les sociétés prévue sur 2021-2022 (7 Md€).
Au total, cela majorerait donc de 35 Md€ le déficit structurel, soit près d’1,5 point de PIB. Mais ce n’est pas tout !
Malheureusement, la crise risque aussi de jouer sur le dénominateur du déficit structurel, à savoir le « PIB potentiel » (= le PIB que l’on observerait en l’absence de choc économique).
Le Gouvernement considère pour l’instant que la crise n’aura aucun effet sur celui-ci. Mais ce n’est pas le consensus chez les économistes car par le passé, les chocs macro ont eu tendance à déprimer durablement l’activité. Le @HCFP_fr a ainsi critiqué cette hypothèse.
Si l’on retenait plutôt le scénario de la @banquedefrance, qui présente un caractère assez modéré en tablant sur une baisse permanente du PIB potentiel de 1,5 point (la Commission est plus pessimiste), cela majorerait le déficit structurel de 1 point de PIB environ.
Au total, on peut donc considérer que le déficit structurel de la France pourrait en sortie de crise s’élever à au moins 2,5 + 1,5 + 1= 5 % du PIB, soit le double du niveau d’avant-crise !
Cela permet de donner un premier ordre de grandeur de l’effort de redressement des comptes publics qu’il faudra fournir après la crise.
Si les avis divergent sur le bon objectif en la matière, le minimum syndical sera de ramener progressivement le déficit primaire (=déficit hors charge de la dette) à zéro, ce qui devrait en France permettre de stabiliser la dette, voire de l’infléchir légèrement (~1pt de PIB/an).
(pour ceux qui veulent davantage d’information à ce sujet, voir : https://twitter.com/fipaddict/status/1248557740613611520)
Avec une charge de la dette qui devrait se situer autour de 1,5 % du PIB, cela veut donc dire qu’il faudra baisser le déficit structurel d'au moins (5 - 1,5) = 3,5 points de PIB environ.
Pour parler en euros, car c'est toujours plus parlant, cela impliquerait donc d’augmenter les impôts et/ou de baisser les dépenses publiques pour un montant de plus de 70 milliards d’euros.
…dont la moitié viendrait donc payer pour le « package » de mesures gouvernementales précédemment décrit (35 milliards d’euros), si vous me suivez toujours !
Il faut se rendre compte que cela représentera un effort substantiel (mais pas inédit, beaucoup d’autres pays l’ont fait) et imposera des choix difficiles.
Pour vous donner un ordre de grandeur : 70 Md€, c’est 20% des dépenses de retraite ou l’équivalent de ce que rapporterait le non-remplacement de 2,5 millions de fonctionnaires.
Pour ceux qui veulent aussi jouer sur les recettes, rétablir l’ISF sous son ancienne forme rapporterait autour de 3,5 Md€, tandis qu’une augmentation d’un point de la TVA dégagerait 7 Md€ de recettes supplémentaires. Ça donne une idée de la marche.
On touche là au cœur de ce qui me dérange actuellement : autant je suis d’accord avec le « quoi qu’il en coûte » quand il s’agit de mesures temporaires et financées à coût quasi nul compte tenu du niveau actuel des taux d’intérêt…
…autant quand, sous couvert de relance, on se met à prendre des mesures qui pèsent sur le déficit structurel, il faut vraiment y réfléchir à deux fois, car cela impliquera ensuite des arbitrages beaucoup plus difficiles en sortie de crise.
Cela imposerait a minima que le Gouvernement justifie davantage ses choix et explique comment il compte financer ses mesures à moyen terme.
Est-il par exemple raisonnable de faire « en même temps » la baisse d’IS et la baisse des impôts de production ? La priorité est-elle de dépenser 8 milliards d’euros pour supprimer la TH des 20 % les plus aisés ? Qui va payer ?
Pourquoi ne pas privilégier des mesures fiscales temporaires ou se traduisant par de simples avances de trésorerie, à l'image de ce qu'a fait l'Allemagne pour les entreprises en jouant massivement sur les règles d'amortissement des investissements et de report des déficits ?
Comme le rappelait justement Mathide Lemoine ce matin, "le fondement économique du conflit résulte de la limitation des ressources". Il conviendrait de ne pas le passer sous silence, sous couvert de relance. Sinon, le réveil risque d’être brutal. https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/il-en-coute-toujours-1224326