La conquête de l’État islamique au Moyen-Orient : un thread ⤵️
Deuxième fil du thread sur l’État islamique (1e fil ici —> https://twitter.com/SouchonPhilipp1/status/1270353825350782978?s=20). Nous nous penchons maintenant sur les grandes étapes de la conquête.
Représenter la conquête de l’EI est une chose assez complexe : en effet, ce dernier s’est développé dans une région relativement désertique, ce qui implique qu’il contrôle des routes, un réseau, et bien plus indirectement la superficie alentour.
Fin des années 2000 : Comme dit dans le thread précédent, l’État islamique en Irak (EII), ancêtre de l’État islamique, n’a pas que des amis dans la région, sans parler des Occidentaux.
Les Shawat, milices sunnites soutenues par les USA, parviennent à le marginaliser en 2009.
Fin 2013. Le premier ministre chiite, Nouri al-Maliki, pratique jusque-là une politique anti-sunnite suffisamment maladroite pour faire rallier bon nombre de bandes armées sunnites à l’EI.
Ce ralliement permet à l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL) de menacer des régions gorgée de pétrole.
La population, lassée de l’autoritarisme d’autrefois sous Saddam Hussein, et de l’attitude d’armée occupante des chiites, accueille les combattants de l’EIlL comme des libérateurs.
L’EIIL, comme son nom l’indique, s’invite dans la crise syrienne. Le front al-Nosra ne peut empêcher une fuite de ses combattants vers l’État islamique, qui établit ses bases à l’est de la Syrie, et au nord de l’Irak.
Les djihadistes de l’EIIL sont commandés par Abu Mohammed al-Adnani. Celui-ci naît en 1977 à Binnish, dans le gouvernorat d’Idleb (où des combats et des bombardements font rage depuis des mois).
Il fait légèrement penser à Zarqaoui (cf 1er fil du thread) : dernier d’une famille de six, timide, cancre, il quitte l’école et devient maçon. Il se plonge dans la religion musulmane, et disparaît en 1998 sans donner de nouvelles à sa famille.
Il réapparaît en 2003, lorsqu’il prête allégeance à Zarqaoui, alors chef d’Al-Qaïda en Irak, pour mener le Jihâd face à l’invasion américaine.
Comme le diable fait bien les choses, il est capturé par les Américains en 2005, mais enfermé au même endroit qu’al-Baghdadi (voire fil précédent), le futur chef de l’État islamique.
Dans son armée, se trouvent des chefs particulièrement violents : l’un d’eux, al-Fahdaoui, se rend célèbre au mois d’août 2013 en publiant une vidéo dans laquelle on le voit exécuter trois chauffeurs routiers alaouites...
2014. Tournant dans l’histoire de ce jeune état islamique : le temps des conquêtes. 3-4 janvier 2014. En Irak, ses hommes s’emparent de Fallujah. La gestion de cette grosse prise est initialement catastrophique :
En effet, en février, des miliciens de l’État islamique battent une femme voilée parce qu’elle ne portait pas de gants, ce qu’ils considéraient comme une atteinte à la pudeur. L’événement provoque une révolte armée contre l’État islamique, éteinte en trois jours.
Dans les semaines suivantes, Al-Boulbali, Garma, et Khaldiyah tombent aux mains de l’État islamique.
Al-Baghdadi pousse ses hommes à se diriger au sud vers Bagdad et à l’est vers Mossoul.
5 juin 2014. Alors qu’elles se pensaient à l’abri à Samarra, les forces irakiennes sont attaquées par surprise par les combattants de l’EIIL. Les postes de police sont pris, puis les quartiers est.
Mais surprise de plus : les djihadistes, après être restés quelques heures à peine, s’en vont, n’insistant pas après une contre-attaque de l’armée irakienne, surprise de ce départ aussi rapide.
En fait, les djihadistes appliquent une stratégie consistant à attaquer n’importe où, n’importe quand. Cela oblige les forces irakiennes à se dispatcher aux quatre coins du territoire, et à protéger toutes les villes, et pas seulement les plus importantes.
6 juin 2014. Nous sommes effectivement le lendemain de la vraie fausse attaque de Samarra ; l’Irak a dû dégarnir certaines villes pour en protéger d’autres.
L’État islamique lance l’assaut sur Mossoul, la deuxième ville d’Irak.
Durant les mois précédents, les djihadistes de l’EIIL ont multiplié les petites attaques non seulement pour disperser les troupes irakiennes, mais aussi pour les tester, notamment en termes de temps de réaction, afin de mieux préparer les vraies attaques d’envergure.
Traversée par le Tigre, Mossoul est une ville de 2,7 millions d’habitants.
Capitale de la province de Ninive, son économie repose sur les raffineries et les gisements de pétrole à proximité. C’est un point de ravitaillement grâce à sa production agricole.
L’EIIL envoie ses forces spéciales : Dar-al-islam (« maison — ou terre — d’islam ») auxquelles s’ajoutent nombre de groupuscules sunnites.
Difficile à estimer, cette armée compte entre 1000 et 15 000 combattants. En face, on parle d’environ 50 000 soldats et 25 000 policiers.
En fait, les forces irakiennes sont très difficiles à estimer aussi ; certains parlent d’armée fantôme : les soldats touchaient leur solde sans servir dans l’armée, et en reversaient une partie à des chefs corrompus qui indiquaient administrativement la présence de ces hommes...
Je vous passe les détails, mais le livre sur lequel je m’appuie (État islamique, le fait accompli, de Wassim Nasr) multiplie les témoignages de situations de corruption aberrantes en Irak ;
Les autorités mises en place par les Américains n’avaient manifestement pas une envie débordante de faire survivre cet État hérité des mandats européens, dont le grand chef était désormais éliminé.
Nous y reviendrons, mais dans ce contexte de loyauté à peu près inexistante, l’État islamique accorde son « pardon » aux hommes servant dans l’armée irakienne, pour les aider à franchir le pas, en changeant de camp.
Le combat pour Mossoul n’a rien de spécialement loyal : les djihadistes lancent sur l’ennemi des véhicules remplis d’explosifs conduits par des soldats kamikazes.
Lors de l’assaut décisif du 10 juin, les djihadistes s’emparent de la rive droite de la ville, et font tomber un à un les checkpoints et les postes de police avec une facilité inquiétante pour l’armée irakienne.
Un djihadiste raconte : « Les forces gouvernementales ne pouvaient plus traverser le fleuve pour soutenir ceux qui étaient pris au piège. Pourtant ils ont bombardé la zone à l’aveugle ».
Il ajoute : « On a ouvert toutes les prisons, celle de Badouch et celle de l’antiterrorisme, mais dire que tous les prisonniers nous ont rejoints est faux. Certains oui, mais pas tous ».
Ce qu’oublie de raconter ce personnage, est la rencontre entre ses frères d’armes sunnites et des centaines de chiites incarcérés à la prison de Badouch : ces derniers sont massacrés.
Le 10 juin, les djihadistes font cracher aux hauts-parleurs de la ville des cris de victoire, ce qui laisse penser qu’ils se trouvent dans tous les quartiers ; cela achève le moral des troupes irakiennes restantes, qui évacuent la ville. Mossoul est tombée.
Non seulement l’EIIL vient de prendre une ville capitale et sa région, mais il a fait main basse sur une base militaire : munitions, équipement d’infanterie, et même hélicoptères… Sans compter les réserves d’argent liquide des banques de Mossoul.
Cette défaite irakienne a pour seul intérêt un électrochoc judiciaire contre la corruption de l'armée. Entre autres hauts fonctionnaires, le ministre Nouri al-Maliki, dont la politique avait soulevé les tribus sunnites, est mis en cause.
Idem pour le général Abboud Qanbar (à gauche), chef d'État-major adjoint de l'armée irakienne ; ou le général Ali Ghaidan Majid, qui avait dégarni Mossoul et la province de Ninive entière, et abandonné le contrôle des axes routiers sans lesquels nulle progression n’est possible…
À Mossoul, l’EI prend soin des habitants (sunnites...) : les prix des denrées alimentaires sont cassés, les pénuries cessent, parce qu’un certain ordre remplace la corruption des chiites irakiens. La population accueille donc favorablement les nouveaux occupants.
Mais signe de son totalitarisme, l’État islamique ne tient pas un an avant de détruire les édifices religieux non musulmans et le théâtre de l’université ⤵️), de piller le musée, et enfin de livrer aux flammes des milliers de livres rares de la bibliothèque.
L’EIIL poursuit ses prises pendant le mois de juin. Les villes irakiennes tombent les unes après les autres, avec peu de résistance, notamment dans la région de Salah-al-Din (même nom que Saladin).
Sans avoir une réussite aussi parfaite, l’EIIL tient deux régions essentielles en Syrie la même année : le gouvernorat d’Alep et le gouvernorat d’Idleb.
Ses combattants ne se gênent pas lorsqu’ils croisent leurs anciens amis du Front al-Nosra : il les exécutent sans autre forme de procès.
Dès 2014, en effet, le porte-parole de l’EI, le fameux Adnani, est très clair avec les rebelles syriens insurgés qui ne rejoignent pas leurs rangs : « Aucun de vous ne survivra, et nous ferons de vous un exemple pour tous ceux qui pensent suivre le même chemin ».
30 avril 2014 : en Syrie, l’État islamique finit par capturer la région du gouvernorat de Deir ez-Zor, après l’avoir furieusement disputé au Front al-Nosra ; dans la foulée, ils s’emparent du champ pétrolier d’al-Amr.
Juillet-août 2014. Comme l’armée irakienne, l’armée syrienne de Bachar al-Assad essuie défaite sur défaite au centre de la Syrie.
24 août 2014. La base aérienne de Tabqa tombe aux mains des djihadistes de l’EI. Cette victoire achève la prise de contrôle du gouvernorat de Raqqa, et permet à l’EI de capturer des dizaines de chars, et de voir au loin Alep, deuxième ville de Syrie.
Désormais, l’État islamique contrôle une espèce de territoire complètement à cheval sur l’Irak et la Syrie.
16 septembre 2014 : le petit coup de théâtre.
L’État islamique lance une offensive majeure sur Kobané, tenue par les forces kurdes des YPG (« Unités de protection du peuple »). Cette ville est le pilier du projet indépendantiste kurde.
Les chefs de l’EI communiquent en faisant du projet kurde une entreprise athée, et donc contraire aux valeurs de l’islam. Ils essaient de rallier les kurdes musulmans à leur cause, contre les YPG, avec des résultats mitigés.
L’EI prend facilement 400 villages, avant de se concentrer sur la ville. Le 6 octobre, ses forces pénètrent Kobané, et contrôlent le cœur de la ville le 10.
Cette prise fait réagir les États-Unis, qui lancent leurs premiers avions dans le ciel syrien contre l’EI, et tapissent de bombes les djihadistes de Kobané.
Les Kurdes, au sol, parviennent enfin à contenir l’assaut ennemi.
Décembre 2014. Les Kurdes parviennent enfin à regagner du terrain.
26 janvier 2015. Les forces des YPG chassent totalement les djihadistes de l’EI.
(sniper kurde à Kobané ⤵️)
Cette victoire kurde a cela d’important qu’elle signe la fin de l’invincibilité prétendue, et jusque-là effective, des combattants de l’État islamique.
(combattants kurdes à Kobané lors de la contre-offensive ⤵️)
Malgré cela, l’EI n’en demeure pas moins maître d’un territoire considérable, reposant sur des piliers solides : Raqqa, Idleb, Mossoul ; un califat mettant à genoux la Syrie et l’Irak, dont Al Qaïda n’aurait pas osé rêver.
En termes de surface, l’EI tient en octobre 2014 pas moins de 60 000 km2 de zones utiles et 185 000 km2 de désert sous contrôle.
Il maîtrise non seulement un réseau routier, mais des ressources et des villes : produits agricoles, pétrole, argent liquide, le tout dominé par une organisation stricte qui prend soin de sa popularité auprès des populations.
17 mai 2015. Après la guerre éclair couronnée de succès, l’État islamique fait tomber Ramadi, après plus d’un an d’affrontements. La fameuse stratégie du pardon, évoqué plus haut, fait céder la résistance ennemie.
En 2015, la situation, pour la Syrie, et surtout pour l’Irak, est catastrophique. Les troupes, corrompues, déloyales, impossibles à estimer, se sont écroulées sous le choc de l’offensive de l’EI.
Les seuls à réagir sont alors les chiites, et encore, ceux-ci ne se mobilisent que lorsque leurs chefs lancent des fatwas, et jamais en réaction à des appels gouvernementaux.
Fin 2015 début 2016, l'État islamique atteint sa plus grande superficie ; néanmoins, il subit également ses premières pertes importantes au nord : la Russie vient au secours de la Syrie, car l'EI menace désormais Damas, la capitale.
Voilà, en bref résumé, comment l'État islamique est passé de groupe terroriste à califat quasi-invincible, du moins du point de vue extérieur des conquêtes.
Nous verrons dans un prochain fil comment l'EI s'est organisé pour atteindre cet objectif.
Ceux qui ont retenu le plan du thread prévu ont dû s’en rendre compte : je n’ai pas encore parlé de l’identité de l’EI. Je préfère finalement aborder ce thème dans le 3e fil, en vous parlant ensuite du fonctionnement et des financements de l’EI.
Merci pour vos lectures !
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