[THREAD] Vous connaissez l’Or de Brocéliande ? Ou vous pensez le connaître ? J’ai dû écrire un article dessus, et comme je n’ai pas pu tout mettre dans l’article, thread sur son histoire qui mêle art et légende (masquez cette conversation si ça ne vous intéresse pas)
2) Si vous ne le saviez pas, j’ai grandi en forêt de Brocéliande, au cœur de la Bretagne, j’ai donc grandi avec tout un tas de légendes et de personnages rattachés à des lieux que j’allais souvent visiter
3) Un endroit que j’aime en particulier c’est le Val-sans-Retour, près de Tréhorenteuc. On raconte que c’est le domaine de la fée Morgane. Dans les légendes arthuriennes c’est un peu une figure de sorcière
4) Comme beaucoup de sorcières, c’est en réalité une meuf un peu badass, une druidesse avec un immense savoir et de grands pouvoirs, elle aurait beaucoup appris de Merlin notamment
5) Mais un jour, l’un de ses amants, nommé Guyomart, la trompe. Et comme on ne la lui fait pas, à Morgane, elle se venge : elle le transforme en pierre, ainsi que sa gow. Ils sont devenus le Rocher des Faux-Amants, qui domine toujours le val
6) Dans un élan de menaretrash, elle retient captifs tous les hommes infidèles dans sa vallée, les condamnant à errer et à perdre toute notion du temps
7) Mais bon comme c’est la méchante de l’histoire, Lancelot débarque “fort de l’amour que lui vouait Guenièvre” (c’est la gow du roi Arthur à la base) et d’un anneau magique de sa mère adoptive, la fée Viviane, et parvient à délivrer les captifs en déjouant les sorts de Morgane
8) Bref, tout ça pour dire que le Val-sans-Retour est je trouve l’un des lieux de Brocéliande qui incarne le mieux les légendes qu’on lui attribue
9) Donc quand, entre le 7 et le 11 septembre 1990, 600 hectares y partent en fumée dans de graves incendies, autant vous dire que les habitants de la région sont un peu brusqués
10) Ici un JT de l’époque qui relate les faits, pour illustrer ça (et oui la musique de générique de fin ne colle pas trop à l'ambiance) :
11) Ça fait alors une quinzaine d’années que les incendies sévissent en Brocéliande, et là c’est la catastrophe de trop. Des milliers de bénévoles et d’acteurs régionaux se mobilisent pour tout reboiser
12) On en arrive donc à François Davin. C’est un artiste, à l’époque il vend ce qu’il sculpte, peint et grave. Et comme on trouve tout et son contraire sur internet sur ce qui va suivre, j’ai trouvé son contact et il a eu l’extrême gentillesse de m’accorder 40 min d’interview
13) Il est très affecté par l’incendie, lui qui connaissait bien les légendes de Brocéliande. Il m’a confié : “J’ai eu cette impression que c’était pas seulement une forêt qui brûlait, mais une grande part de tout ce sur quoi je repose comme personne
14) “Ce n’était pas seulement du bois, des arbres qui brûlaient. C’était un grand morceau de légende qui fait partie de comment je tiens debout
15) “On tient debout par une histoire, par tout un tas de croyances, de choses, et si ces choses se mettent à brûler, c’est plus grave que simplement une forêt et des arbres.”
16) À partir de là, une phrase lui vient et le hante : “Poser un bijou sur sa chevelure brûlée” Vous l’avez compris, il assimile ici la forêt à une femme, et va partir en quête d’un “bijou”, tel un chevalier de la Table Ronde en quête du Saint Graal.
17) Assez vite, une image s’impose à lui, celle d’un arbre doré entouré de 5 arbres calcinés. Ça lui évoque, sans pour autant les représenter, des chevaliers qui défendraient une entité sacrée, d’où l’or
18) Il part alors en forêt à la recherche des arbres élus et croise d’abord un châtaignier qui a brûlé et dont la forme particulière attire son attention : on dirait presque que deux bois de cerfs se déploient à partir du tronc
19) Puis il repère 5 chênes calcinés, de ceux qu’on voit souvent en bordure des champs en campagne, des troncs presque nus parce qu’on en coupe les branches chaque année pour faire du feu (lol)
20) Mais enfin c’est bien beau tout ça, mais les arbres sont sur des terrains privés, comme la majeure partie de la forêt d’ailleurs, et on ne fait pas une installation et une dorure comme ça. François Davin tenait à réaliser son œuvre bénévolement, il part en quête de soutiens
21) Il écrit alors à la Direction Régionale des Affaires Culturelles (DRAC) et à François Pinault, industriel breton qui déjà à l’époque, pesait pas mal économiquement, et s’était investi dans le reboisement de la forêt, cf. cette vidéo : https://fresques.ina.fr/ouest-en-memoire/fiche-media/Region00429/francois-pinault-vient-au-secours-de-la-foret-de-paimpont.html
22) La secrétaire de François Pinault rappelle dès le lendemain. La DRAC a attendu 4 mois pour le faire. Le surlendemain, l’artiste est convoqué à 8h15 dans le bureau parisien de François Pinault pour un rendez-vous d’¼ d’heure
23) Pinault est tellement enthousiaste qu’il annule ses rendez-vous suivants et passe une heure avec Davin. À partir de là il obtient le soutien de l’Association de Sauvegarde du Val sans Retour et de Brocéliande, et du Centre de l’Imaginaire Arthurien
24) L’enthousiasme est général. François Davin se retrouve ainsi à consacrer 9 mois complets à la création de l’œuvre. Le travail est immense : “Ce sont des heures, et des heures, et des heures, et des jours d’approche, de dialogue respectueux, d’écoute.”
25) Des artisans, des transporteurs, des chasseurs même, et les propriétaires des terrains où se trouvent les arbres et où l’installation se fera… Tous ceux qui peuvent aider le font, toujours bénévolement, l’artiste est même logé gratuitement dans l’hôtel d’un village voisin
26) Mais si vous avez bien suivi, la pièce centrale de l’œuvre, le châtaignier, devait être dorée. On peut moins compter sur les dons quand il s’agit de recouvrir de feuilles d’or un arbre de 8m de haut et d’un gros diamètre…
27) Davin se rend donc aux ateliers Gohard, père et fils, à Paris. Ils venaient de dorer notamment la place de la Concorde et le dôme des Invalides à l’occasion du bicentenaire de la Révolution française
28) Ils sont très intéressés par le projet de Davin, mais l’obstacle est évidemment financier, au vu de la taille de l’arbre. Le budget selon eux serait de l’ordre de 150 000 francs, soit + de 34 000 € aujourd’hui (si on prend en compte l’inflation)
29) Davin donne tout son temps pour son projet, il n’a donc plus de revenus depuis un moment déjà, impossible donc de sortir une telle somme
30) C’est alors que le fils Gohard a une illumination. Le Festival des Métiers d’Art de Reviers, près de Caen, consacrait son édition de 1991 à l’or (premier heureux hasard), et avait justement mandaté les ateliers Gohard pour dorer en public une sculpture lors du festival
31) La dorure est ainsi réalisée lors de ce festival, fin juillet, financée par le festival. Davin pourra inaugurer son œuvre le 10 août 1991, date choisie selon un alignement de planètes qui devait alors être significatif dans la culture celte
32) Vous l’aurez compris, l’œuvre s’inscrit vraiment du début à la fin dans un esprit de Brocéliande à la fois très particulier et en même temps un peu fascinant. Mais ça ne s’arrête pas là
33) On va passer outre les polémiques et les détracteurs, tout ça est un peu flou, j’ai lu des trucs sur le FN ou sur des cathos intégristes qui y auraient vu le veau d’or (cf l’Exode, dans la Bible) mais je sais pas si c'est fiable
34) De nombreuses personnes ont aussi reproché le coût de l’Or de Brocéliande (c’est le nom de l’œuvre), mais elles n’étaient visiblement pas au courant qu’il n’avait en réalité presque rien coûté
35) L’œuvre a été vandalisée à de nombreuses reprises et continue d’être endommagée par des visiteurs, Davin a donc érigé des aiguilles de schiste rouge au pied des arbres
36) Le schiste rouge, c’est la pierre emblématique de la région. Elle contient tellement de fer qu’on raconte qu’elle dérègle les boussoles, on reste donc dans le thème du Val-sans-Retour
37) L’acte de vandalisme le plus médiatisé à l’époque reste celui de Jean Haberey, connu pour risquer régulièrement sa vie dans ses happenings. Je vous laisse cet article Ouest France de 1995, ça vaut le détour même si TW mannequin pendu
38) 27 ans plus tard, un tas d’histoires se racontent déjà à propos de l’œuvre qu’on surnomme aujourd’hui plus communément “l’Arbre d’Or”. Même le site de l’office du tourisme affabule, mais ça fait le charme de la chose et conforte sa place en Brocéliande :
39) Non, les arbres calcinés ne sont pas un hommage à des pompiers qui auraient péri dans les incendies
Non, aucune référence “évidente” à l’abbé Gillard de Tréhorenteuc même si le cerf était son emblème et qu’il tenait un discours sur l’humilité du 5 face à la puissance du 1
Non, aucune référence “évidente” à l’abbé Gillard de Tréhorenteuc même si le cerf était son emblème et qu’il tenait un discours sur l’humilité du 5 face à la puissance du 1
40) Certains y voient des chevaliers protégeant l’épée légendaire Excalibur, mais la légende la plus aboutie reste celle d’enfants qui auraient été changés en arbres noirs après avoir touché l’arbre d’or
41) Mon anecdote préférée concernant la mystification du lieu, et on va finir avec ça, c’est celle que François Davin m’a racontée :
42) Une nuit, alors qu’il va rendre visite à son œuvre, il voit dans la lumière de ses phares, sur la digue du Miroir aux Fées et devant les arbres, une trentaine de druides en robe blanche, en pleine cérémonie [photo : le miroir aux fées depuis la digue]
43) L’artiste éteint ses phares et attend qu’ils aient terminé, puis il leur demande la raison de leur présence ici. Leur réponse :
“Pour nous, les bois de cerf de cet arbre sont ceux du dieu celte Téménos et nous lui rendons hommage”
“Pour nous, les bois de cerf de cet arbre sont ceux du dieu celte Téménos et nous lui rendons hommage”
44) Aujourd’hui, l’Or de Brocéliande est l’un des sites les plus visités de la forêt, et c’est assez révélateur de l’esprit de la région qu’une telle œuvre soit née et soit devenue, en à peine un quart de siècle, elle-même légendaire
45) Très marqué par cette expérience, François Davin ne fait ensuite plus que du land art, en faisant dès que possible participer les habitants alentours et en ancrant ses œuvres dans l’histoire des lieux où il crée
46) Merci d’avoir lu, j’espère que ça vous a plu. Mais venez en Brocéliande, c’est cool, et si vous avez des questions je suis là ! (ça m’a donné envie de vous parler de la fée Viviane qui m’a toujours fascinée mais euh une autre fois peut-être ?)